• De l'éclectisme de l'orientalisme dans l'art [dossier]

    Dossier réalisé pour un séminaire de "Orientalisme" en Master 1.

     

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    De l'éclectisme de l'orientalisme dans l'art

    Comment appliquer les théories d'Eward Saïd au domaine de l'art ?

     

                   Dans son livre Orientalism en 1978, Edward Said démontre que ce mouvement, considéré uniquement sous sa forme scientifique et littéraire, est un « style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient ». Autrement dit, l’Orient a été « orientalisé », rendu oriental par le regard occidental, c’est un discours – Said reprend le mot de Foucault. Si on se base sur les critiques de Kant, l’orientalisme consiste à ne considérer une civilisation que sur le plan esthétique, en ignorant ses composantes intellectuelles et morales. Donc on la considère comme inférieure intellectuellement et moralement, mais on la vénère esthétiquement. Une autre caractéristique de l’orientalisme est qu’il efface l’altérité de l’autre, il efface l’autre en tant qu’être banal, pour n’en considérer que ce qui est différent de nous, et donc, admirable sur le plan esthétique.

                    Au XIXème siècle apparait en Europe un genre de peinture, dit « peinture orientaliste ». Après la parution de l’ouvrage de Said, certains historiens de l’art, Linda Nochlin par exemple, ont essayé de prendre en compte la thèse de Said pour considérer cette peinture, au lieu de rester, comme cela se faisait jusqu’alors, dans des seules considérations esthétiques ou historiques.

                    Mais alors que l’esthétique est, par définition, le domaine de l’art, on peut se demander comment on peut utiliser la pensée de Said pour analyser des œuvres d’art. Nous étudierons dans cette étude plusieurs types d’orientalisme en art, à savoir, deux peintres orientalistes du XIXème siècle, Delacroix et Ingres, puis un peintre japonisant, Van Gogh, pour enfin étudier deux ensembles d’art décoratifs de la fin du XIXème siècle en France. Nous essaierons ainsi de déterminer à quel point la thèse de Said peut être adaptée à l’Histoire de l’Art, en étudiant la dimension morale de cet art, le paradoxe du comportement européen face à l’art japonais, et la question du discours que produit l’ensemble de l’art orientaliste.

     

    I. Delacroix et Ingres, entre voyage et atelier.

                    1. Eugène Delacroix.

                  Eugène Delacroix est aujourd’hui un des peintres les plus connus et appréciés du XIXème siècle français. Formé à l’art classique, il s’en détourne un moment en devenant une figure forte de la peinture romantique, pour y revenir en partie dans sa période orientale.

                  C’est pendant sa période romantique qu’il commence à utiliser des thèmes orientaux, par exemple, dans La mort de Sardanapale (1827). Il y trouve des sujets correspondant totalement aux besoins romantiques, telle la mort de ce souverain assyrien qui, sa ville assiégée, demande qu’on tue ses esclaves et ses favorites et qu’on brûle la ville, plutôt que de la voir tomber aux ennemis. Précisons cependant que Delacroix a puisé ce thème chez Byron, auteur romantique très inspiré par l’Orient. Cet Orient romantique de Delacroix est un Orient fantasmé, puisqu’il n’est pas encore allé dans les pays qu’il peint. Ainsi, l’Orient subit dès le départ une amplification esthétique, puisqu’on n’en peint que ce qui donne sujet, à savoir des mythes romantiques dans un cadre exotique.

                    En 1832, Delacroix participe à une mission diplomatique auprès du comte  de Mornay afin de d’apaiser les inquiétudes du sultan du Maroc à propos de la conquête d’Algérie. Il passe également trois jours à Alger lors de ce voyage. Il est frappé par les costumes blancs qui contrastent avec les costumes rouges turcs, et donnent d’après lui des allures de Caton d’Utique ou Brutus. La découverte de l’Orient « réel » se fait dans un parallèle à l’Antiquité qui avait été au cœur de sa formation. Ainsi, il devient en quelque sorte intemporel, alors qu’à l’inverse, ses tableaux sont désormais basés sur une réalité vécue, et plus un Orient mythique ou imaginé. Il prend énormément de notes et de croquis à l’aquarelle, qu’il retranscrit ensuite en peinture rentré en France. Mais ce qu’il y découvre, au-delà d’une nouvelle lumière qui lui apprend de nouveaux coloris, c’est l’exotisme et le pittoresque d’un ailleurs comme figé dans le temps – puisqu’il le compare à l’Antiquité romaine. Il écrit par exemple « A chaque pas, il y a des tableaux tout faits qui feraient la fortune et la gloire de vingt générations de peintres ».

                    Prenons l’exemple du tableau Femmes d’Alger dans leur appartement de 1834 (fig.1).  On y retrouve une grande quantité d’objets « typiques » : un narguilé, des babouches, un braséro, un tisonnier… tout cela fait très « couleur locale ». Ainsi, d’après Rachid Boudjedra, il porte sur la réalité algérienne un regard de bimbeloterie et une vision colonialiste qui restreint son œuvre. En effet, Delacroix était un farouche partisan de la conquête de l’Algérie, et ce tableau apparait, selon Boudjedra, comme une affiche publicitaire pour mieux vendre la colonisation.

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    (Fig. 1)

     

                  2. Jean Auguste Dominique Ingres.

                 Le goût naturel d’Ingres pour l’exotisme s’est vu renouvelé avec le succès de Femmes d’Alger de Delacroix en 1834. Mais à la différence de Delacroix, il n’a voyagé là-bas. Son Orient est donc un « Orient d’atelier », totalement imaginaire, qui n’est ni turc, ni persan, ni indien, malgré un souci de restituer la « couleur locale » et un grand intérêt pour les découvertes archéologiques. On pourrait ajouter qu’il est juste « exotique ». Cet Orient dit ingresque est essentiellement féminin, incarné par des beautés dénudées et alanguies. De la même manière qu’il prend des libertés avec l’anatomie humaine – sa Grande Odalisque n’a pas le bon nombre de vertèbres, la jambe droite de sa Grande Baigneuse (fig.4) n’est pas rattachée au corps – peindre l’Orient lui permet des libertés au niveau des sujets.

    Prenons comme exemple Le Bain Turc (1859-63) (fig.3). Il reprend là le thème du harem, lieu fantasmé par les Occidentaux comme lieu d’exotisme par excellence, de despotisme sexuel du sultan, et qui lui permet de traiter le nu féminin avec plus de légèreté que dans la sérieuse peinture d’Histoire. Ce tableau est inspiré de passages qu’il a recopiés des Lettre de Lady Montagüe, ambassadrice d’Angleterre à la Porte ottomane (1764) : « Il y avait là cent baigneuses : les premiers sophas furent couverts de coussins et de riches tapis ; et toutes étaient nues. Cependant, il n’y avait parmi elles ni geste indécent, ni posture lascive ». Cependant, Ingres trahit ce témoignage, et n’en respecte pas la dernière partie, puisqu’il s’autorise à peindre, justement, ces postures lascives inexistantes. De plus, en plus des tapis et sofas luxueux, certaines, pourtant nues, portent de toques locales ou de voiles, d’autres des bijoux. Cela ne figure pas dans les Lettres et semble rajouter une note d’exotisme imaginé.

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    (Fig. 2 - 3 - 4 - 5)

     

    Mais élève de David et formé à la manière classique, c’est également en parallèle avec l’Antiquité qu’il traite cet Orient d’atelier. En effet, malgré le fait qu’il peigne ici une scène de sérail (ou harem), il ne peint pas le contraste des peaux blanches et noires des femmes de ces sérails. De plus, Le Bain Turc – tout comme L’apothéose d’Homère, par exemple – est en réalité une synthèse d’études menées sur l’anatomie dans d’autres tableaux, antiques ou orientaux, tels Vénus Anadyomène (1808-48) (fig.2), La Baigneuse Valpinçon (1808) (fig.4), ou encore L’odalisque à l’esclave (1842) (fig.5). Ainsi rapproche-t-il, comme Delacroix, l’Orient et l’Antiquité, ce qui mesure son exotisme puisqu’il est interprété de manière classique. On retrouve donc ici le thème d’un Orient intemporel et lié à l’Antiquité grecque ou romaine.

     

    3. Interprétation.

    On a donc vu comment, chez certains peintres orientalistes du XIXème siècle, l’Orient devient une sorte de lieu typique, atemporel, évocateur de l’Antiquité disparue. L’exotique, c’est soit ce qui proche dans l’espace et loin dans le temps (l’Antiquité), soit loin dans l’espace et proche dans le temps (l’Orient). D’après Linda Nochlin, cette peinture fige le monde oriental, le présente « comme épargné par les processus historiques », montre des gens « englués dans leurs us et coutumes traditionnels ». Or, elle souligne, par exemple, que quand Kermal Atatürk cède le droit de vote, à l’instruction et d’être élues à des fonctions publiques aux femmes, Matisse peint sa série de Belles esclaves turques. De même, Delacroix s’enthousiasme de la sorte : « C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère ! la femme dans le gynécée s’occupant des enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme comme je la comprends. » D’après Christine Peltre, l’Orient est souvent féminisé, comme pour en « justifier la prise de possession » (J.C. Berchet). Un vision très sensuelle de la femme d’Orient a été suscitée par la traduction des Mille et Une Nuits. Le décor enveloppe ses charmes comme un écrin précieux, et d’après Fatema Mernissi dans Le Harem et l’Occident (2000), lors de son « passage à l’Ouest », Schéhérazade a perdu ce qui était son pouvoir de séduction, le langage de la conteuse, au profit d’une sensualité exacerbée.

    On ne peut cependant pas restreindre notre lecture de l’art de cette époque à une peinture colonialiste et pittoresque, car on ne peut nier l’apport considérable de ces peintures sur la peinture, en général. Par exemple, Les femmes d’Alger seront encore louées par Cézanne, pourtant peu féru d’orientalisme, pour ses coloris. C’est en effet à cette période que Delacroix explore le plus entièrement sa palette de couleurs, et il sera un maître pour beaucoup par la suite. De même, Ingres est devenu un maître pour beaucoup, pour son amour de la ligne bien faite, qu’il expérimente beaucoup dans sa peinture orientaliste.

    Enfin, on ne peut pas totalement en vouloir à ces peintres d’avoir voulu peindre des choses nouvelles, ni même de les admirer, ou encore de les imaginer, car qui peut défendre à un peintre d’utiliser son imagination ? Comme nous le reverrons par la suite, le fond du problème se trouve dans le discours produit par toute la production orientaliste mise bout à bout, et en cela – nous y reviendrons plus en détail – certaines théories de Said sont totalement applicables.

     

    II. Van Gogh et le japonisme pictural.

                    1. Ouverture du Japon et découverte de l’ukiyo-e en France.

                   Forcé à s’ouvrir en 1854 par le commodore Perry, le Japon participe pour la première fois à une exposition universelle à Londres en 1862. Mais c’est véritablement à l’exposition de 1867 à Paris que la France découvre l’art japonais, à travers ses arts décoratifs (voir III.) et ses estampes, l’ukiyo-e. L’engouement est immédiat. Les artiste français – et européens –voient notamment dans ses grands aplats de couleur et ses compositions qui rompent avec la perspective géométrique utilisée depuis la Renaissance une porte de sortie pour l’art européen en pleine décadence. Par exemple, Ernest Chesneau écrit dans son article Le Japon à Paris, dans la Gazette des Beaux-Arts du 1er septembre 1878 (année d’une autre exposition universelle à Paris et de l’apogée du japonisme) : « On ne pouvait se lasser d’admirer l’imprévu des compositions, la science des formes, la richesse du ton, l’originalité de l’effet pittoresque, en même temps que la simplicité des moyens employés pour arriver à de tels résultats ». Ainsi, la plupart des artistes importants de la fin du XIXème siècle acquièrent des collections d’estampes japonaises – Manet, Degas, Monet… – notamment chez le marchand d’art qui s’en fait le spécialiste, Siegfried Bing. C’est d’ailleurs S. Bing qui crée le terme « japonisme » en 1872 dans sa revue Le Japon artistique.

               On peut d’ailleurs voir l’importance des arts picturaux japonais pour les Européens aux Beaux-Arts de Tôkyô, fondés en 1889 par Okakura Tenshin. En effet, pour tous les arts, c’est l’art occidental qui est considéré comme le genre majeur – en musique, par exemple – mais la seule exception est justement la peinture, où la section d’art japonais est développée tout de suite, et où la section occidentale ne s’installe pas tout de suite. Cela est d’autant plus révélateur, que la notion d’ « esthétique » n’existait pas au Japon, et est une importation occidentale datant de l’ère Meiji. Emile Zola est friant d'estampes érotiques et les accroche dans son escalier. Notons ici qu'il n'aurait jamais fait cela avec des gravures érotiques européennes, mais c'est de l'art japonais, donc ce n'est pas vulgaire, c'est esthétique ! Ainsi, les Européens portent l’ukiyo-e aux nues sur le plan esthétique, alors qu’il était considéré au Japon comme un art populaire – sans nier pour autant les qualités techniques de certains artistes – car ayant un coût faible en raison de la production en série, servant à l’éducation sexuelle (shunga 春画) ou à faire des affiches pour le théâtre kabuki, par exemple. Une autre utilisation populaire résidait dans la mode des calendriers dont on découvre une nouvelle estampe chaque mois. Ainsi, l’ukiyo-e représentait beaucoup les quartiers des plaisirs, lieu-même de sa naissance et de sa production, et variait les sujets pour plaire – c’était donc bien un art populaire.

     

                    2. Van Gogh et Hiroshige : le travail de la composition et de la couleur.

                  Van Gogh n’échappe pas à la règle des peintres collectionneurs d’estampes japonaises, et c’est un ami proche de S. Bing, et un grand habitué de sa boutique. Il est ainsi subjugué par l’art de l’ukiyo-e et voit dans son influence un tournant décisif qui va faire disparaître les vieilles conceptions académico-classiques. Il écrit à son frère Théo : « Tout mon travail se construit pour ainsi dire sur les Japonais ». Il apprécie particulièrement les aplats de couleur vive et dit qu’il étudie la nature avec un « œil plus japonais ».

                    C’est ainsi qu’il découvre Hiroshige, qu’il décide de « reproduire dans toute leur splendeur colorée » (Siegfried Wichmann, voir bibliographie) dans des œuvres telles que L’arbre (1886-88) (fig.7) et Le pont (1886-87) (fig.9). Les figures 6 et 8 sont les estampes de Hiroshige prises comme modèle. Dans ces deux œuvres, Van Gogh copie littéralement la composition de Hiroshige, sans même se l’approprier, dirait-on. Cependant, il ajoute un cadre, dans lequel il dessine des sinogrammes fantaisistes. Il semble en cela d’essayer d’être encore plus japonais que le maître japonais. Ainsi, pour un œil européen qui n’a pas l’habitude de l’art japonais, L’arbre parait assurément absolument japonais. Cependant, ce qui parait étrange, c’est qu’alors même qu’il admire les aplats de couleurs, il traite ici la couleur d’une manière plutôt impressionniste. Ainsi, il transforme la partie claire du ciel (fig.6) en une brume qui peut représenter soit le ciel, soit les fleurs du prunier, ce qui dénature le style épuré de Hiroshige. De plus, cela donne à sa peinture un aspect rustique, ce qui renforce d’un côté l’effet « japonais » dans un œil profane, représentant ainsi un Orient dont on considère qu’il est encore dans un stade comparable au Moyen-âge européen. Ce qui est étonnant en cela, c’est qu’il est peu probable que Van Gogh lui-même ait eu cette vision rustique d’un Orient arriéré à propos du Japon étant donné l’admiration plastique qu’il lui portait.

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    (Fig. 6 - 7)

     

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    (Fig. 8 - 9)

     

                    Ainsi Van Gogh s’inspire-t-il de l’art de l’estampe japonaise afin de créer un art qui lui est propre, et en cela, on ne peut pas le blâmer de faire évoluer son art au contact de nouvelles – car inconnues avant – esthétiques. Cependant, on peut lui reprocher sa volonté, semble-t-il, d’être encore plus japonais que les Japonais eux-mêmes.

     

                    3. Van Gogh et Hokusai : la technique du trait/point.

                   Van Gogh découvre également Hokusai à cette époque, avec notamment sa Manga et ses Trente-six vues du Mont Fuji. Il admire les moyens simples de la représentation, et analyse le système de trame de variation traits/points auquel Hokusai soumet systématiquement certaines parties du paysage. Par exemple, les pointillés irréguliers évoquent le feuillage, de petits traits représentent des herbes hautes. Il s’agit là de procédés abréviatifs suivant la tradition japonaise. Il écrit à Théo : « J’envie aux Japonais l’extrême netteté qu’ont toutes choses chez eux […] ils font une figure en quelques traits ».

                    Cependant, son approche de cette technique est différente de celle de la couleur et de la composition chez Hokusai. En effet, Van Gogh semble essayer de se l’approprier d’emblée, sans passer par une simple copie presque caricaturale de l’original. Par exemple, il refuse d’acheter, comme le fait Toulouse-Lautrec par exemple, de l’encre et des pinceaux japonais, et préfère tailler soi-même un roseau et utiliser de l’encre bistre et du sépia qui a un plus grand pouvoir de dégorgement. De plus, il codifie à sa propre manière, d’après l’étude de Hokusai, les structures de buissons, d’arbres, etc… On peut par exemple le voir en comparant les figures 10 et 11, de Hokkei et Hokusai, à la figure 12, Cabanes aux Saintes-Maries (1888) de Van Gogh. Il ne copie plus la composition et traite les textures, les toits et la végétation d’une manière différente, beaucoup plus foisonnante.

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    (Fig. 10 - 11)

     

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    (Fig. 12)

     

    Dans Promenade à Arles (1888) (fig. 13), Van Gogh synthétise ses recherches sur la technique du trait/point et sur la couleur, produisant une œuvre qui n’a plus rien de japonaise. On peut ainsi voir que si son attitude face à Hiroshige peut être controversée, Van Gogh a ensuite su sortir de l’attitude purement orientaliste du peintre – admirer l’autre à l’excès, vouloir être plus japonais que les Japonais – pour utiliser ses découvertes afin de créer un nouvel art européen, un art qui appartient aux amorces de la modernité européenne. Ainsi, il a su extraire la modernité de cet art japonais que certains louaient comme étant médiéval, au sens où il n’est pas encombré de modernité – par exemple, Félix Régamay écrit à sa mère le 28 août 1876 que le Japon « va sombrer dans le sombre fatras de la civilisation occidentale ». De même, les frères Goncourt voient dans le Japon un monde meilleur, loin de la laideur et de la trivialité de l’Occident industrialisé, preuve que les Occidentaux ne veulent pas que le Japon se modernise, et donc, selon la vision Occidentale, se civilise, en quelque sorte, et ce, pour des raisons esthétiques !

     

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    (Fig. 13)

     

    III. Le japonisme dans les arts décoratifs.

                  1. Découverte des arts décoratifs japonais en France.

                  Comme on l’a déjà vu, c’est à l’exposition universelle de Paris de 1867 que la France découvre les créations artistiques japonaises et que la mode du japonisme est véritablement lancée en Europe. A cette exposition, le Japon propose 145 exposants, contre 87 pour la Chine et 29 pour le Siam, autres pays asiatiques représentés. Les produits japonais sont envoyés par le Shôgun lui-même, ainsi que par le daimyô de Satsuma, qui vient à personne à l’exposition, produisant un grand effet, puisqu’il dort non loin du stand avec des gardes en armures devant sa tente. De plus, une ferme japonaise en bois et chaume est aménagée. On y voit la vie du peuple et on y sert du thé.

                 L’exposition universelle de Paris de 1878 marque le paroxysme de la mode du japonisme, avec 430 exposants japonais. En 1875, le gouvernement japonais avait publié un manuel destiné à développer l’exportation en présentant des exemples des meilleurs produits artistiques et artisanaux japonais, dont des céramiques de Satsuma rehaussées d’or et à motifs polychromes, qui eurent un succès considérable en 1878. De plus, à cette exposition, on découvre les grès anciens. Les objets anciens étaient très attendus et au début, ces grès assez simples déçoivent, sûrement comparés au faste des autres produits proposés, mais assez vite, les deux styles trouvent leur public : le style décoratif, plus accessible au grand public, emporte un grand succès auprès du simple public, alors que les grès sont plus du goût des amateurs d’art ancien et des céramistes.

                 Le critique d’art Théodore Duret écrit dans Voyage en Asie : Le Japon, la Chine, la Mongolie, Java, Ceylan, l’Inde (Paris, 1874) : « Le peuple japonais est essentiellement un peuple de goût, rien de ce qu’il façonne n’est laid ; les objets de la vie usuelle, du pauvre comme du riche, par la coupe, la forme ou la couleur, sont ici choses de goût. » Ainsi, s’opère un renouveau des arts décoratifs français, par la découverte de nouveaux sujets, de nouvelles techniques et de nouveau matériaux au contact des œuvres japonaises.

     

                  2. Détournement d’une esthétique.

                  Au début, la production d’arts décoratifs japonisants se montre relativement ignorante des arts japonais. Par exemple, les productions japonaises et chinoises sont souvent confondues, et le service auquel appartient l’assiette de la fig.14 est qualifié de « décor chinois » dans L’Album des principaux modèles de la manufacture de Bordeaux. De plus, comme on le voit sur l’assiette de la fig.15, certains motifs exotiques n’appartenant pas au répertoire japonais s’y faufilent, comme les perroquets.

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    (Fig. 14 - 15)

     

                  Le principe de sobriété des ustensiles de la cérémonie du thé est pleinement assimilé par les céramistes français qui se mettent à travailler le grès, mais il est également détourné, car dans l’art japonais, la sobriété des ustensiles n’est qu’une partie d’un plus grand ensemble, intégrant le jardin, l’architecture du pavillon et la cérémonie même, alors que les céramiques françaises se contentent de reprendre l’esthétique sobre. De plus, certains céramistes détournent également les formes, comme Jean Joseph Carriès, qui crée un grand vase (fig.16) à partir de la forme d’un pot à poudre de thé (茶入).

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    (Fig. 16)

     

                  Mais les plus nombreux détournements de l’art japonais résident dans le mélange des genres, à savoir l’estampe et les arts décoratifs. Par exemple, le vase d’Edmond Lachenal (fig.17), bien qu’il reprenne en partie une technique de grès de Tanegashima, s’inspire largement de l’art de l’estampe, non seulement dans son format allongée en hauteur, mais aussi au niveau du traitement pictural du motif, repris des deux estampes de Hiroshige : Moineaux et branche de camélias sous la neige (pour le traitement de la neige) et Camélias et oiseau (pour la composition pivotante et la branche aux angles nets).

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    (Fig. 17)

     

                 De même, on voit dans les fig.18&19 que des personnages d’estampes (courtisanes et acteurs de kabuki) sont repris tels quels pour décorer des tasses à café totalement occidentales. Ainsi, les figures qui n’étaient soit pas isolées, soit isolées sur un fond coloré se retrouvent isolées sur un fond blanc en décoration d’un service qui se veut d’un goût certainement raffiné – rappelons que l’ukiyo-e était un art populaire ! De plus, on voit dans la fig.15 que la manufacture Vieillard de Bordeaux reprend le cartouche des estampes afin d’y insérer ses initiales stylisées. Le cartouche est largement repris, mais, comme on le voit dans la fig.20, on n’hésite pas à les croiser – et ceci n’est que le fruit d’observations personnelles et les résultats en sont peut-être erronés, mais je n’ai pas réussi à trouver d’estampe croisant un cartouche vertical à un horizontal. Il en est de même pour les fig.21&22 dans lesquelles on associe un éventail japonais à une végétation japonisante, et encore une fois, je peux me tromper mais je n’ai pas réussi à retrouver une telle composition dans des estampes japonaises.

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    (Fig. 18 - 19)

     

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    (Fig. 20)

     

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    (Fig. 21 - 22)

     

             Enfin, notons que Hokusai est encore une fois très apprécié et repris. Par exemple, la manufacture Vieillard détourne l’image d’un vieillard qui s’apprête à boire une coupe de sake (fig.23) pour en faire un vieillard qui s’amuse avec des oiseaux (fig.24). Certes, les oiseaux sont un sujet également très repris des arts japonais, mais on crée ici une composition nouvelle que l’on fait presque passer pour japonaise. De même, dans la fig.25, l’artiste bordelais Amédée Caranza confronte deux figures tirées séparément d’œuvres de Hokusai afin de créer une nouvelle scène cocasse que, selon Jacqueline du Pasquier, « le maître japonais n’aurait pas désavoué ». C’est ce même artiste qui entoure parfois des sujets tirés de la Manga d’une bordure dans un style turc, par exemple.

     

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    (Fig. 23 - 24 - 25)

     

                    3. Une vision du Japon.

                  Ainsi, encore une fois, on ne peut pas reprocher à ces artistes d’avoir voulu puiser à cette nouvelle source afin de créer un art nouveau. Cependant, ce qui est surtout regrettable, c’est que cette production, qui s’affirmait comme était « japonisante », a contribué à réduire la vision des Occidentaux sur le Japon à une simple vision esthétique. Ernest Chesneau écrivait : « Le Japon nous emprunte nos arts mécaniques, notre art militaire, nos sciences, nous lui prenons ses arts décoratifs ». Cette phrase, qui n’était que descriptive à l’époque, semble bien résumer la vision des Européens, qui allaient jusqu’à regretter l’industrialisation du Japon pour des raisons esthétiques, comme on l’a vu avec Régamay. Ainsi, on comprend bien que même aujourd’hui, le Japon évoque en premier lieu les geishas, symboles des quartiers dépeints par l’ukiyo-e ou les samurai.

                  De plus, comme cette production française a envahi la France en même temps que la production japonaise, on peut supposer que ces deux esthétiques se sont en quelque sorte superposées dans la mémoire collective française. Ainsi, le vase de Lachenal parait sans doute très japonais pour un Français, de même qu’une stagiaire japonaise au Musée des Arts Décoratifs de Bordeaux a récemment décrété que le service dit « japonais » ne faisait pas du tout japonais. Ainsi, l’art japonais semble mal connu en France, justement à cause de cette vulgarisation et de ce détournement de l’esthétique japonaise tout en gardant l’étiquette japonisante. Ce n’est donc pas tant la reprise des motifs qui peut être blâmée, mais l’inscription de celle-ci dans un goût volontairement exotique et qui se réclame du pays dont elle est tirée, réduisant ainsi ce pays à cette simple esthétique, si ce n’est au détournement même de cette esthétique.

     

    Conclusion.

              Nous venons d’étudier quelques exemples d’Orientalisme en art au XIXème siècle. Ce court catalogue ne saurait être exhaustif. Nous avons cependant réussi à dégager des problématiques communes à ces différents exemples. Tout d’abord, nous avons démontrer qu’il faut séparer la création purement artistique et le discours que cette création génère. En ceci, nous rejoignons parfaitement Said, qui écrivait : « Je me sépare de Michel Foucault sur ce point : je crois en l’influence déterminante d’écrivains individuels sur le corpus de textes ». Dans L’Orientalisme, il montre l’apport particulier de chaque auteur – rappelons qu’il traite de littérature – à la construction « qui tient lieu d’Orient et s’en tient à distance » et aboutit à un « filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique et d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman ». Comme nous l’avons vu, l’addition des univers personnels de chaque peintre orientaliste amène à une réduction du Proche et du Moyen-Orient à un univers de femmes sensuelles dans des écrins de luxe coloré. Dans L’académisme et ses fantasmes, Michel Thévoz dit que L’Orientalisme « a orientalisé [l’Orient] selon les modèles romanesques fantasmés à Paris ». De même, l’extraction de thèmes japonais hors de leur contexte conduit les Européens à avoir une vision réductrice voire fausse de l’esthétique japonaise. Ainsi, comme le dit Said, un des problèmes de l’Orientalisme est qu’il est un discours, qu’il soit littéraire ou pictural.

    Enfin, si l’on reprend la théorie de l’universalisme européen d’Immanuel Wallerstein, on peut voir que dans cette étude même, nous avons montré comment, par exemple, des artistes orientalistes ont mêlé l’Antiquité gréco-romaine à l’Orient dans leurs représentations, comme s’ils cherchaient des valeurs universelles unissant leur propre passé et le présent de cet ailleurs, héritier des « grandes civilisations » (Chine, Inde, Perse, Empire ottoman), justifiant ainsi une domination sur ces peuples qui n’avaient pas su évoluer depuis ce temps, autrement dit, n’ayant pas su créer la « modernité » « incarnant par définition les valeurs universelles véritables » – même si paradoxalement, c’est dans l’art japonais que les artistes européens ont trouvé une partie des racines de la modernité européenne en art ; cependant, le Japon ne figure pas parmi les « grandes civilisations » qu’il cite.

     

    Bibliographie.

    * Ouvrages de référence :

    - Encyclopaedia Universalis :

    -         AUBRY Françoise, « Art nouveau »

    -         CHEMLA Paul, « Said Edward W. (1935-2003)”

    -         JOBERT Barthélémy, « Delacroix Eugène (1798-1863) »

    -         LACAMBRE Jean, « Ingres Jean Auguste Dominique (1780-1867) »

    - PELTRE Christine, Dictionnaire culturel de l’orientalisme, Paris, Hazan, 2003

    -         « George Gordon Byron »

    -         « Eugène Delacroix »

    -         « Femme »

    -         « Jean Auguste Dominique Ingres »

    -         « Edward Said »

     

    * Ouvrages :

    - BOUDJEDRA Rachid, Peindre l’Orient, Mayenne, Impr. Floch, 1996

    - DU PASQUIER Jacqueline, Céramiques bordelaises du XIXème siècle, Bordeaux, Musée des Arts Décoratifs, 1975

    - DU PASQUIER Jacqueline, « Japonisme », in GRUBER Alain dir., L’art décoratif en Europe : du néoclassicisme à l’Art Déco, Paris, Citadelles & Mazenod, 1994

    - DU PASQUIER Jacqueline, J. Vieillard & Cie : Histoire de la faïence fine à Bordeaux, de l’Anglomanie au rêve orientaliste, Bordeaux, Mollat, 2002

    - MITSUNOBU Satô, « Histoire de l’ukiyo-e », in FAHR-BECKER Gabriele, BERTHOLD Annie, L’estampe japonaise, Paris, Taschen, 1994

    - MACOUIN Francis, OMOTO Keiko, Quand le Japon s’ouvrit au monde, Paris, Gallimard, 1990

    - PELTRE Christine, Les orientalistes, Paris, Hazan, 2003

    - PELTRE Christine, Orientalisme, Paris, Terrail, 2004

    - WALLERSTEIN Immanuel, L’universalisme européen, de la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Editions Demopolis, 2006

    - WICHMANN Siegfried, Japonisme, Paris, Chêne/Hachette, 1982

     

    * Catalogues d’exosition :

    - Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, Estampes japonaises, collections des Musées royaux d'art et d'histoire, Bruxelles : Ukiyoe hanga : [exposition présentée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi du 28 septembre au 10 décembre 1989],

    - DU PASQUIER Jacqueline, J. Vieillard & Cie :Eclectisme et japonisme (catalogue de l’exposition Vieillard à Bordeaux), Bordeaux, Musée des Arts Décoratifs, 1986

    - YAMASHITA Hiroyuki, SHIMIZU Christine, Satsuma : de l’exotisme au japonisme (catalogue de l’exposition éponyme organisée par le musée national de Céramique, à Sèvres, du 20 novembre 2007 au 18 février 2008), Paris, Editions de la réunion des musées nationaux, 2007 : PREVET Alain, Le Japon et les Expositions universelles parisiennes du XIXème siècle : essor, splendeur et métamorphose du goût pour les objets japonais ; notices d’œuvres.

     


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