• Géopolitique de la spécificité japonaise [dossier]

    Dossier réalisé pour un séminaire de "Culture de l'Asie" en Master 1.

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    La spécificité du Japon a beaucoup été recherchée par de nombreux Japonais. Pour n’en citer que deux, Motoori Norinaga (本居宣長1730-1801) au XVIIIème la trouvait dans le système conjoint d’écriture à trois types de signes (les Kanji d’importation chinoise et les Kana – Hiragana et Katakana – provenant d’une simplification des premiers) qui se trouve être unique au monde (bien qu’on puisse trouver certains traits communs avec le linéaire B). En association avec ce système d’écriture, il pensait avoir trouvé la spécificité japonaise dans la littérature et l’appelait « mono no aware » (もののあはれ), concept difficile à définir et encore plus à traduire, disons simplement « sensibilité pour l’aspect éphémère des choses », mais cette sensibilité peut être imputée au Bouddhisme qui a été importé au Japon en n’est donc pas foncièrement japonais, et une possible critique sur les objets même de l’étude de Norinaga – à savoir que ce sont des textes écrits, or, l’écriture étant importée de Chine, on peut remettre en cause le caractère exclusivement Japonais de ces œuvres – confirme qu’il faut peut-être se méfier de ce « mono no aware » et de ses origines.

    Plus récemment, Maruyama Masao (丸山真男1914-1996) appelle « shintô » (神道) l’absence d’axe des ordonnées au Japon : pour lui, ce « shintô » est comparable à un tissu d’étoffe dans lequel on peut mettre pêle-mêle tous les concepts, importés ou non, sans qu’ils ne déchirent la toile. Sans axe des ordonnées, il n'y a pas d'orthodoxie et donc pas d'hétérodoxie fondamentales au Japon. Ainsi, d’après lui, tout peut y cohabiter, il n'y a pas besoin de refouler un concept pour en accepter un autre, et c’est une spécificité japonaise. Par exemple, on dit souvent qu'au Japon, on naît shintô, on se marie chrétien et on meurt bouddhiste.

    Dans son article « Géopolitique de l’écriture – la psychanalyse du Japon », Karatani Kôjin (柄谷行人1941-) corrige Maruyama en expliquant que cette spécificité japonaise – qui en est indéniablement une – ne peut s’expliquer au regard unique de l’Histoire du Japon, comme Maruyama l’avait fait en en analysant les couches les plus anciennes, mais doit être expliquée par une vision géopolitique globale de la zone dans laquelle se trouve le Japon, à savoir l’Asie Extrême Orientale. D’après Karatani, pour étudier le Japon, il faut donc l’étudier à travers ses rapports avec la Chine, et surtout avec la Corée, ces derniers rapports n’ayant presque jamais été pris en compte par les penseurs japonais. Karatani reprend ainsi en partie la théorie des zones marginales et submarginales, développée par Karl Wittfogel (1896-1988) et reprise ensuite par de nombreux chercheurs comme Samir Amin (1931-).

    Dans ce dossier, nous nous proposons d’envisager le développement du Japon au cours de l’Histoire à la lumière de cette théorie des zones en la croisant avec d’autres théories de penseurs à propos du Japon, et d’étudier comment la position géopolitique du Japon a pu mener à la formation d'une telle spécificité japonaise, et comment cette situation géopolitique a poussé les Japonais eux-mêmes à se sentir spéciaux, voire supérieurs.

     

    I. La situation géopolitique du Japon

    1. Le peuplement du Japon

      Le peuplement du Japon remonte à plus de 30.000 ans, et s’est vraisemblablement fait par voie de terre, à une époque où le Japon (actuel) et la péninsule coréenne (actuelle) étaient reliés par un bras de terre. Il est donc le fait d’une immigration, mais cette donnée ne semble pas très pertinente pour notre étude, étant donné que la plus grande partie de la surface du globe a été peuplée par l’Homme moderne par différents flux de migration.

    On fait généralement remonter l’Histoire du Japon à l’époque Jômon (縄文時代du IIIème millénaire au IIIème siècle avant notre ère), bien qu’il s’agisse à proprement parler d’une période protohistorique. Il s’agit là d’une civilisation qui développe la poterie mais n’a pas encore adopté la riziculture.

    C’est à l’époque Yayoi (弥生時代IIIème s. av. - IIIème s. ap.) que se développe la riziculture. A cette époque, la culture japonaise se trouve relativement modifiée, même si on ne peut mesurer à quel point. Cela s’explique par une migration massive de Coréens suite à un conflit ouvert entre la Chine des Han et le Choson, un pays coréen, vers 108 avant notre ère. Ces coréens migrent au Japon où ils importent entre autre la riziculture et bien sûr leur culture. De plus, des études anthropologiques faites sur des squelettes d’hommes de Jômon ont montré que beaucoup d’entre eux étaient morts d’une même maladie, ce qui laisserait supposer qu’elle aurait pu être introduite au Japon par ces Coréens, eux-mêmes immunisés, et aurait ravagé une partie de la population Jômon. La diminution de cette population et les avancées techniques apportées par les Coréens explique ainsi l’adoption en grande partie de cette nouvelle culture, même si on ne peut pas savoir à quel point des traits de la culture Jômon ont pu être conservés dans cette nouvelle culture hybride qu’est la culture Yayoi.

    Il s’agit là de faits encore mal connus quant à l’origine des Japonais actuels. Il faut cependant citer un autre peuple, également mal connu : il s’agit des Aïnous. Ils ont longtemps été considérés comme les premiers habitants du Japon et ancêtres des Japonais modernes, mais cela est beaucoup remis en question, et tant leur origine que leur possible métissage avec d’autres Japonais ou immigrés Coréens restent incertains. Cependant, ce peuple qui a sans doute peuplé plus de la moitié du Japon dans l’Antiquité a été sans cesse repoussé par les Japonais qui s’organisaient dans une société différente de la leur et a fini par être lentement assimilé au peuple Japonais à partir du XIème siècle de notre ère.

    Ainsi, nous considérerons dans la présente étude le terme « japonais » pour les époques anciennes comme étant les Yayoi et leurs descendants, à savoir le peuplement qui forma le premier Etat japonais, le Yamato (大和), et qui a progressivement assimilé les Aïnous.

    A partir du Vème siècle, une nouvelle immigration coréenne est attestée et représente sans doute la migration la plus importante pour notre étude. Il s’agit cependant bien d’une immigration et ces immigrants s’intègrent dans la société japonaise de l’époque tout en apportant les techniques en usage sur le continent, principalement originaires de Chine.

    Il faut également noter quelques conflits sur les marges extrêmes de l’archipel, notamment dans les îles du Sud et du Nord où les frontières du Japon ont beaucoup changé avec le temps. On notera cependant que les Japonais n’ont jamais subi d’invasion entraînant l’ancienne culture à adopter par la force une culture importée et que, les conflits aux extrémités et avec les Aïnous mis à part, ils n’ont jamais ressenti le besoin de défendre les frontières de leur territoire puisqu’elles étaient naturelles (le conflit avec les Aïnous contredit cette idée, mais nous pensons qu’il faut considérer ce conflit comme interne au territoire Japonais et l’opposer au type conflit qui aurait pu opposer les Japonais à des conquérants venus de l’extérieur pour coloniser leur île).

     

    2. Réinterprétation des zones de Karl Wittfogel

    Nous allons maintenant expliquer la théorie des zones submarginales de Karl Wittfogel et déterminer dans quelle mesure nous l’utiliserons et l’adapterons dans notre étude.

    Karl Wittfogel a expliqué le développement de différentes zones du monde par la formation d’Etats despotiques, basés sur une administration forte mise en place pour la gestion de l’eau (irrigation,…). Il nomme les sociétés développant ces Etats « sociétés hydrauliques ». Ces sociétés hydrauliques se sont développées dans des zones arides ou semi-arides, où des travaux d’aménagements communs et importants étaient nécessaires. De plus, ces sociétés aux institutions fortes connaissent un certain rayonnement dans leur zone géopolitique. Le rayonnement des cultures de ces sociétés hydrauliques est, de manière logique, plus fort dans les zones limitrophes que dans des endroits plus éloignés. Ainsi, Wittfogel découpe cette zone d’influence ou de rayonnement en trois parties : la zone centrale, constituée de la zone hydraulique forte d’origine (aride ou semi-aride), la zone marginale qui lui est limitrophe et constituée dans un territoire moins aride, et la zone submarginale limitrophe de la zone marginale et subissant un influence moindre que sa voisine. En réalité, la zone submarginale (dans le cas du Japon par exemple) ne développe pas de société hydraulique à proprement parler (notamment dans le cas du Japon), mais appartient tout de même à la sphère de rayonnement de la société hydraulique centrale.

    Nous allons développer dans cette partie la pensée de Karl Wittfogel concernant le Japon, mais ce schéma semble fonctionner au-delà de la simple installation d’institutions autour de l’agriculture hydraulique et nous l’utiliserons donc afin d’expliquer un rayonnement culturel plus global des zones centrales.

    Culturellement, chaque zone se définit par des caractéristiques propres. La zone centrale se caractérise lors de sa formation par un fort dynamisme et de grandes innovations, mais une fois la civilisation bien établie sous la forme d’un Empire, elle a tendance à se raidir et à se reposer sur les acquis de son époque dynamique. La zone marginale subit l’influence de la zone centrale de manière relativement forcée alors que la zone submarginale la reçoit de manière plus diffuse. Ainsi, les zones submarginales deviennent les zones le plus dynamiques, puisqu’elles sont le moins influencées par le raidissement du centre, et peuvent même devenir à leur tour les centres de zones où les marges de leurs anciens centres deviennent leurs propres marges (par exemple, on peut considérer que la Grèce, qui était une zone submarginale des civilisations nées au Proche-Orient est devenu la zone centrale autour de laquelle s'est développée l'Europe). De plus, d’après Karl Wittfogel, les zones submarginales sont très propices à l’établissement du capitalisme, mais nous y reviendrons plus tard (II.3).

    En ce qui concerne plus précisément le Japon, il s’inscrit dans la zone suivante : Chine (centre) – péninsule coréenne (marge) – Japon (submarge). Si on reprend les caractéristiques de ces différentes zones, on constate que l’Empire chinois a en effet connu un grand dynamisme, ce qui lui a permis de se constituer en un Empire très puissant mais raidi par ses administrations. La Corée en tant que marge a subi l’influence de la Chine bon gré mal gré et a même eu tendance à essayer d’être plus chinois que les Chinois eux-mêmes dans l’application des concepts reçus de la Chine (le Confucianisme par exemple).

    Le Japon, quant à lui, a eu la chance de ne recevoir ces influences que par le biais d’immigrations et d’échanges culturels. En effet, il faut bien noter que l’intégration de concepts chinois importés par les Coréens à partir du Vème siècle par exemple, ne l’a pas été par la force d’une conquête militaire. Les Japonais n’ont jamais eu besoin de défendre leurs frontières contre un conquérant extérieur, contrairement aux Coréens, et ont donc décidé d’adopter ces nouveaux concepts, sans pour autant être forcés d’abandonner les leurs. C’est bien là ce que Maruyama nomme « shintô » et on peut déjà voir que ce concept semble s’expliquer, plus que par l’Histoire du Japon en elle-même, par la position géopolitique de celui-ci.

    De plus, pour reprendre le schéma hydraulique de Karl Wittfogel, il faut noter que le Japon n’a jamais été hydraulique car « les ressources en eau de ce pays ne nécessitent ni ne favorisent de travaux gouvernementaux importants. » Ainsi, les montagnes qui fragmentent l’archipel favorisent une irrigation fragmentée plutôt que coordonnée, donc les travaux hydrauliques n’ont jamais eu de l’importance qu’à l’échelon local par le biais de fonctionnaires locaux.

    Ainsi, que ce soit par une interprétation globale ou plus fidèle à la pensée de Karl Wittfogel, il parait évident que la différence de développement du Japon par rapport à ses voisins Orientaux dépend en réalité de facteurs géographiques et géopolitiques.

     

    3. Comparaison avec la Grande-Bretagne

    Afin de bien comprendre les tenants et les aboutissants de cette situation géopolitique, il nous parait important de la comparer avec un autre pays dans une situation similaire. Nous avons choisi la Grande-Bretagne, zone submarginale de l’Empire romain, dont la zone marginale est constituée entre autres de la France et de l’Allemagne. Notons pour appuyer les propos énoncés plus haut que l’Empire romain peut également être considéré antérieurement comme zone submarginale du Levant dont la zone marginale serait la Grèce antique (ce schéma diffère légèrement de celui proposé par Wittfogel : Empire perse (centre) – Anatolie et Chypre (marge) – Empire romain et Grèce antique (submarge) pour son analyse des sociétés hydrauliques mais nous parait plus pertinente pour une analyse culturelle globale de la zone). Notons également que la Grande-Bretagne est un pays insulaire, tout comme le Japon.

    Notons enfin que dans la zone d’Asie Extrême-Orientale, la Chine peut être considérée à certains égards, au niveau du Bouddhisme par exemple, comme une zone en marge de l’Inde, ce qui complète l’analogie des situations entre le Japon et la Grande-Bretagne. De plus, on peut peut-être trouver une analogie à la situation entre Japonais et Aïnous dans la situation entre Anglais du Sud du Mur d’Hadrien et Ecossais au Nord, mais n’étant pas spécialiste de la Grande-Bretagne, nous laissons cette question à l’état de simple piste de réflexion.

    Ainsi, ces deux pays ont développé une culture plus ou moins différente de celle de leur centre, et on remarque qu’ils ont tous les deux été le centre initiateur du développement du capitalisme dans leur zone (Wittfogel précise que les zones submarginales sont propices au développement du capitalisme, ce que l’on constate aussi par exemple avec les Etats-Unis comme marge de la Grande-Bretagne).

    Cependant, la différence majeure se trouve dans la manière dont ils ont subi des influences de leur centre. En effet, si le Japon a choisi d’accepter les nouveaux concepts venus de Chine sans se les voir imposer par une conquête militaire et une mise en danger des frontières, la Grande-Bretagne a subi plusieurs invasions au cours de son Histoire qui ont été le média des importations de nouveaux traits culturels, à savoir l’invasion romaine, puis les différentes invasions barbares, ainsi que des invasions françaises…

    Cette différence fondamentale tend cependant à confirmer le caractère unique du Japon, bien qu’une seule comparaison ne saurait valoir pour toutes.

    On peut cependant se demander pourquoi ou comment le Japon a réussi à éviter ainsi toute invasion de son territoire. Karatani affirme que c’est grâce à la Corée qui a joué un rôle de zone tampon. Nous y reviendrons dans notre deuxième partie (II.2).

     

    II. Développement du Japon en tant que zone submarginale et spécificité japonaise 

    1. L'influence de la Chine

    Cette courte partie ne saurait bien sûr être exhaustive, mais tend simplement à montrer l’étendue de l’influence culturelle chinoise au Japon.

    Notons tout d’abord les apports des Vème et VIème siècle où une forte immigration coréenne ainsi que plusieurs ambassades en Chine importent bon nombre de concepts chinois. C’est par exemple sur la constitution chinoise qu’est basée la Constitution en 17 articles, première constitution japonaise, suivie de près par la réforme de Taika qui vise à créer un Etat centralisé sur le modèle chinois des Tang. C’est l’introduction du ritsuryôsei (律令制) ou système régi par des codes. Avec cette unification du pays est créée une administration fortement inspirée de l’administration chinoise, avec tout le protocole qui va avec. Cependant, Karl Wittfogel remarque que sur les 6 ministères du gouvernement des Tang, seuls 3 restent inchangés (taxation, guerre, justice), alors que 2 sont partiellement modifiés (personnel administratif, rites), et 1 n’est pas instauré (travaux publics), ce qui appuie bien son propos sur l’état non-hydraulique de la société japonaise.

    Avec ce système régi par des codes sont également introduits les différents mouvements de pensée et religieux du continent, principalement le Bouddhisme et le Confucianisme qui est en partie adopté par l’Etat nouvellement créé, étant donné que le ritsuryôsei est en fait la forme politique du Confucianisme.

    Enfin, autre apport majeur (parmi d’autres, bien sûr) est l’écriture, véhiculé en premier lieu par les textes religieux. Il ne faut pas oublier en parlant de l’écriture qu’il s’agit d’une écriture figurative et non phonétique, ce qui signifie qu’elle a un pouvoir extrêmement fort de formatage de la pensée, car la pensée n’est possible que grâce à la parole, et lorsque l’on veut transcrire la parole à l’écrit grâce aux Kanji, il faut choisir un caractère représentant un concept préexistant dans la pensée chinoise pour la représenter.

    Ces quelques exemples montrent bien la lourde dette culturelle du Japon vis-à-vis de la Chine. De plus, nous n’étudions ici ces influences que dans des époques relativement anciennes car elle ne sont là qu’à titre d’exemples.

     

    2. Le rôle double de la Corée

    Cependant, Karatani pense que le rôle de la Corée a trop longtemps été ignoré par les Japonais dans leurs discours sur le développement de leur pays ou dans les nihonjinron (日本人論), textes visant à trouver la spécificité du Japon. Et ce rôle est double.

    Tout d’abord, la péninsule coréenne a servi de zone tampon entre le continent et l’archipel nippon. En effet, on considère souvent que le Japon se caractérise par l'absence du « moi », et d'après Freud et Lacan, le « moi » se forge au travers de la « castration », c'est-à-dire du refoulement de son ancien système au profit d'un nouveau système imposé par conquête par un envahisseur. C'est ce qui s'est passé en Corée, conquise par la Chine. Or, d'après Karatani, la non-conquête du Japon au cours de son Histoire a été rendu possible, bien plus que grâce à l’insularité du pays (ce que confirme l’Histoire de la Grande-Bretagne), par la combativité des Coréens contre l'envahisseur chinois. Ainsi, la combativité coréenne aurait arrêté les volontés expansionnistes chinoises, mais aussi mongoles. En effet, Karatani affirme que les Mongols avaient épuisé la plupart de leurs forces contre les Coréens et n’ont donc pas réussi à envahir le Japon, bien que les Japonais imputent cet échec au kamikaze ou shinpû (神風), le « Vent divin ».

    De plus, il remarque que la réaction coréenne à l’imposition forcée du modèle chinois fort a été d’essayer d’être plus chinois que les Chinois eux-mêmes, par exemple par l’application très rigide du Confucianisme. Cela peut avoir eu deux impacts sur le Japon. Tout d’abord, beaucoup des concepts chinois introduits au Japon l’ont été par le biais des immigrants coréens. Or, ces concepts, passés dans les mains des Coréens, étaient donc plus ou moins différents des concepts chinois originaux. Cela a peut-être aidé le Japon à ne pas appliquer les concepts chinois tels quels, même après avoir potentiellement constaté les différences par des échanges culturels directement avec la Chine. De plus, ces concepts coréanisés très rigides ont peut-être paru trop rigides, justement, aux Japonais qui n’étaient pas forcés de les intégrer, ce qui les a peut-être poussés, encore une fois, à ne pas les intégrer totalement.

    Enfin, Karatani rappelle que l’invention des man.yôgana 万葉仮名, premiers caractères phonétiques japonais ainsi que l’usage de la lecture kun (kun.yomi 訓読み ou lecture japonaise des Kanji) était une invention coréenne.

     

    3. Le développement d'un système différent et peut-être unique

    Ainsi, Karatani ne contredit pas le « shintô » de Maruyama Masao mais critique la méthodologie qui avait amené à ce concept. En effet, Maruyama était remonté à « l’enfance du Japon » en essayant de trouver ce qui est spécifiquement japonais. Cependant, si l’on corrige l’origine de ce « shintô » (origine géopolitique, donc, comme nous l’avons montré précédemment), il semble rester valable, et même englober d’une certaine manière la théorie linguistique et culturelle de Motoori Norinaga. Ainsi, la spécificité du Japon semble résider dans sa capacité à intégrer tous les concepts de l’intérieur et à leur permettre de cohabiter, sans avoir besoin de refouler un ancien système pour en accepter un nouveau, et cela a été possible grâce à l’existence de la péninsule coréenne (d’après Karatani).

    Le reflet le plus direct de cette cohabitation est sans doute le système d’écriture mêlant conjointement 3 sortes de signes. Ainsi, d’après Motoori Norinaga, la partie en Kanji ou shi () exprime un concept d’origine chinoise, alors que la partie en Kana ou ji () est la partie spécifiquement japonaise et correspond à la fois à la grammaire et à une « sensibilité japonaise ». Karatani reprend cette opposition entre les signes en affirmant que les Kanji sont une partie d’origine étrangère alors que les Kana sont une partie proprement japonaise. A l’oral, on ne fait pas la différence, mais à l’écrit, on voit bien que ce qui est japonais et ce qui est étrangers sont signifiés différemment, et cohabitent sans besoin d’en refouler un pour utiliser l’autre.

    Une autre adaptation japonaise de l’écriture chinoise consiste dans l’utilisation de la lecture kun, qui est originairement coréenne, même si elle a vite été abandonnée en Corée où les caractères ont été un média important du refoulement. Ainsi, les Coréens ne pouvaient les utiliser que dans leur totalité et leur utilisation chinoise, puisque leur culture ancienne avait été refoulée. La lecture kun, d’après Karatani, « permet d’intérioriser les Kanji qui sont étrangers. » Les Japonais, plus libres dans leur utilisation des Kanji, les ont utilisé pour exprimer leur propre langue, plutôt que de formater entièrement cette langue pour la faire rentrer dans le moule de l’écriture chinoise.

    Karatani reprend ainsi une citation d’Akutagawa Ryûnosuke (芥川龍之介1892-1927) : « [les Chinois] ont apporté même les caractères exquis qui sont plus nobles que ces trésors. Mais la Chine, est-ce qu’elle a pu, à cause de cela nous conquérir ? Par exemple, regardez les caractères. Au lieu de nous conquérir, ils ont été conquis par nous. » Akutagawa a sans doute raison d’un côté : les Japonais se sont en partie appropriés les Kanji, mais il faut garder à l’esprit que les Kanji ont contaminé l’esprit japonais de façon pérenne puisqu’ils véhiculent des concepts d’origine chinois, ce que Motoori Norinaga leur reprochait d’ailleurs. De plus, les variations de prononciation des Kanji en Chine au gré des divers changements politiques n’ont cessé d’influencer les lectures on (lecture d’origine chinoise) des Kanji japonais qui, au lieu de refouler l’ancienne prononciation comme les Chinois, les ont ainsi superposées. Cela montre les limites de la liberté du Japon en tant que zone submarginale, puisqu’il a malgré tout été touché culturellement par les changements politiques chinois alors que les Chinois eux-mêmes se sont contentés de refouler à chaque changement politique ce qui caractérisait l’ancienne dynastie au pouvoir. Ainsi, le Japon est maintenant emmêlé dans la complexité de ses Kanji, complexité qui découle du principe même du « shintô » japonais, qui consiste à ne rien refouler et tout faire cohabiter.

    Comme autre exemple de l’adaptation typiquement japonaise d’un concept chinois, nous ne citerons, parmi tant d’autres, que l’application en réalité partielle du Confucianisme en tant qu’idéologie politique. En effet, si en Chine, le Confucianisme régissait l’ensemble de la vie du pays, au Japon, et ce, jusqu’à la Restauration Meiji, n’applique cette philosophie que dans l’organisation globale de l’Etat et dans les hautes sphères du pouvoir et de l’aristocratie. Ainsi, la vie du peuple ne ressent que très peu ce système. Il en résulte que, alors qu’en Chine, la société en était hautement patriarcale, au Japon, la société ancienne est dite jumelle, à savoir, ni patriarcale, ni matriarcale.

    Cette non-application systématique de l’administration chinoise a ainsi permis le développement d’une caractéristique dans la société japonaise qui différencie le Japon de ses voisins Orientaux et le rapproche du développement historique de l’Europe : la propriété privée. En effet, d’après Karl Wittfogel, au Japon, on voit très tôt beaucoup d’attributions de terres exemptes d’impôts à des fonctionnaires qui les rendent vite héréditaires. C’est la même chose qui se produit en Europe, marge de l’Empire romain démantelé. Ainsi, Karl Wittfogel montre que les zones submarginales, par leur non-application systématique de l’administration hydraulique, favorise le développement de la propriété privée. Or, d’après Marx, la propriété privée est l’élément clé pour renverser la « société asiatique » (ou hydraulique d’après le terme de Karl Wittfogel) et son Etat rigide.

    C’est donc par la position géopolitique submarginale du Japon qu’on peut expliquer qu’il soit le seul pays à avoir développé une féodalité de type relativement occidentale en Asie, ce qui a ensuite servi de base (qui manquait donc au reste de l’Asie) pour développer le capitalisme.

    De plus, Motoori Norinaga était un kogakusha 学者 ou fondateur des « études anciennes ». Il recherchait avant tout à définir non pas la spécificité du Japon mais ce qui est Japonais d’origine ou proprement Japonais, qui n’a pas été contaminé par l’influence chinoise. Ses successeurs ont modifié les objectifs de sa pensée pour fonder les kokugaku 国学 ou « études nationales » qui ont conduit à l’extrême nationalisme au niveau de l’Etat et de la société d’une part, et au développement des nihonjinron (日本人論) ou « discours sur la spécificité japonaise » d’autre part.

     

    III. L'affirmation d'un peuple important et le renversement des zones 

    Après avoir défini ce qui pourrait constituer la spécificité japonaise dans un sens très large, et après l’avoir recontextualisée, nous allons nous intéresser à la vision que les Japonais ont construite historiquement d’eux-mêmes dans ce cadre géopolitique.

     

    1. Dichotomie entre vision chinoise et vision japonaise des Japonais

    Dans son livre 「日本人とは何か」(« Qu’est-ce qu’être Japonais ? »), Katô Shûichi (加藤修一1947-) s’interroge sur l’origine des nihonjinron et sur le besoin qu’ont ressenti les Japonais de développer ce genre de discours. D’après lui, les Japonais se sont interrogés sur leur identité car, contrairement à la plupart des autres peuples sur Terre, il n’ont jamais pu lire une image d’eux-mêmes dans le regard d’un autre peuple. Il se base ici sur le fait que lire l’image de soi dans le regard d’un autre nécessite une relation réciproque en termes d’échanges et d’observation et estime qu’aucun peuples, ni les Chinois, ni les Européens pendant l’époque Meiji, n’ont eu de relations réciproques avec les Japonais. Cette affirmation nous semble pourtant devoir être corrigée.

    En effet, plutôt que de pouvoir lire aucune image d’eux-mêmes dans le regard des Chinois, les Japonais ont considéré que l’image que leur renvoyait ce peuple ne correspondait pas à celle qu’ils avaient d’eux-mêmes. Mais quelle était alors cette image qu’ils avaient d’eux-mêmes ? Eh bien celle d’un peuple unique (corroboré par le lignage relativement direct des Japonais anciens et modernes), héritier des dieux, dirigé par une dynastie d’ascendance directement divine (d’après la création du monde shintô), habitant une île protégée par les dieux (puisque personne n’avait réussi à la conquérir) et n’ayant jamais été soumis à un autre peuple. Rappelons ici que cette vision d’un peuple quasiment élu n’a pu être construite que grâce à la protection assurée par la péninsule coréenne, bien que les Japonais n'en avaient pas conscience. A cela répondait l’image qu’avait la Chine d’eux : celle d’un peuple tributaire culturellement, qui leur a payé un tribut au même titre que tous les autres pays tributaires pendant plusieurs siècles, bien que les archives chinoises qualifient le Japon de grand pays recevant le tribut de la Corée (daguo, taikoku 大国) et de « pays où règnent les rites et les devoirs » (liyiguo, reigi no kuni 礼儀国), ce qui signifiait pour eux « pays civilisé », mais rappelons que cette « civilisation » était le produit de l’importation des concepts chinois au Japon.

    C’est ainsi que le Japon s’est efforcé, tout au cours de son Histoire, d’imposer sa puissance et sa grandeur en tant que pays dynastique face à la Chine.

     

    2. Quelques exemples de tentatives d'affirmation de grandeur

    Cette affirmation de grandeur commence par la volonté du Japon de choisir soi-même le nom désignant le Japon et les Japonais. En effet, dès le IIIème siècle, des textes chinois font référence aux Japonais en utilisant le Kanji wa qui peut signifier « loin », « docile », « petit ». Cependant les Chinois sont connus à cette époque pour désigner les peuples qu’ils rencontrent par la première personne du singulier dans la langue autochtone et donc, par la façon dont eux-mêmes se désignent. Donc ce caractère n’est peut-être qu’une transcription phonétique de la première personne en japonais archaïque, mais on peut cependant s’interroger sur le choix du caractère parmi tous les caractères de même prononciation.

    En 607, Shôtoku Taishi (聖徳太子574-622) envoie des émissaires dans la Chine des Tang pour étudier leur système administratif. Ces émissaires portent une lettre écrite par lui à l’intention de l’impératrice chinoise (ou du régent) où il se désigne par le terme suivant : 日出天子ou « fils du ciel de l’endroit où le soleil se lève ». Il rejette ainsi le terme dequ’il remplace par une expression dont les prétentions sont très claires : Empereur du pays où le soleil se lève, il s’adresse à l’Empereur de l’Empire du Milieu. Mais cette appellation irrita les Tang et on revint pour un temps au terme de.

    Cependant, au début du VIIIème siècle, ce terme est remplacé par wa qui semble plus neutre, ce qui tend à confirmer que malgré tout, avait sans doute une connotation négative.

    Toujours au niveau de l’écriture, on peut noter que dans les deux premiers recueils historiques japonais, le Kojiki (古事記』) écrit en langue japonaise avait pour but de légitimer l’ascendance divine de l’Empereur auprès des Japonais eux-mêmes, le Nihonshoki (日本書紀』), rédigé en chinois et copiant la cosmogonie chinoise, avait pour but de légitimer cette ascendance divine auprès du gouvernement chinois.

    De plus, une étude systématique des archives chinoises et japonaises à propos des ambassades japonaises en Chine aux VIIIème et IXème siècles effectuée par Charlotte von Verschuer a révélé que le but de ces ambassades avait avant tout pour but de faire reconnaître la position du Japon en tant que pays civilisé par l’Empire chinois et par les coréens, beaucoup plus que de perfectionner sa connaissance de la civilisation chinoise car ce perfectionnement se faisait plutôt par le biais des importations d’ouvrages et par les voyages des moines. Charlotte von Verschuer note cependant une position ambiguë du Japon qui, en 753, réclame que le Japon soit placé sur la première rangée des pays tributaires, devant la Corée. Il réclame ainsi une position haute, mais seulement en tant que pays tributaire.

    Cependant, cette étude montre aussi que le Japon a fini par ne plus respecter certaines parties du protocole des ambassades. En effet, l’Empereur du Japon n’a bientôt plus adressé de lettre à l’Empereur chinois comme le voulait le protocole de ambassades, mais cela semble avoir été toléré, ce qui a pu maintenir le Japon dans sa pensée de ne pas être au même rang que les autres pays tributaires.

    Alors que Motoori Norinaga cherchait à retrouver ce qui correspond à un esprit japonais non contaminé par l'esprit chinois, ses successeurs, à travers les Etudes Nationales, ont détourné sa pensée pour la diriger dans la continuité de cette façon de penser japonaise ancestrale : le Japon est à l'égale de la Chine, si ce n'est plus, puisque c'est un pays et un peuple élus par les dieux. Par la suite, Maruyama a identifié la spécificité japonaise comme étant plutôt un système de pensée dénuée d'orthodoxie, le « shintô », idée reprise par Karatani, Si la situation géopolitique submarginale du Japon explique sa spécificité en tant que « shintô », c'est aussi elle, à travers le rôle de la Corée comme zone marginale, qui a permis aux Japonais anciens, aux Etudes Nationales et aux nihonjinron de développer une telle pensée d'unicité et de supériorité du peuple japonais.

     

    3. Meiji et le pseudo-renversement des zones 

     Avec l’ouverture forcée du Japon par les pays occidentaux, le Japon entre dans une nouvelle phase de son développement. En effet, c’est grâce à l’observation du sort peu enviable qu’avait réservé l’Occident à la Chine, centre puissant de l’Asie Orientale, que le Japon décide de se rattraper son retard sur les pays d’Occident pour devenir leur égal afin de ne pas être colonisé. On peut noter principalement deux aspects de ce renversement de la situation du Japon : premièrement, le Japon va enfin s’octroyer la place qu’il pense mériter dans sa zone géographique et deuxièmement, c’est à bien des égards grâce à la Chine que ce dynamisme a pu être possible.

    En l’espace de quelques dizaines d’années, le Japon a rattrapé presque tout son retard sur l’Occident. Par exemple, la constitution de l’Etat-Nation japonais est contemporaine de celle de la plupart des pays importants d’Europe, hormis le Royaume-Uni et la France, alors qu’il devance de très loin les autres pays d’Asie. Afin de devenir un pays considéré par les Occidentaux comme un égal et non un pays à civiliser, le Japon applique une politique forte, dont le slogan est fukokukyôkei 富国強兵 (« pays riche, armée forte »). Il devient ainsi une puissance militaire et économique, qui lui permet de prétendre, dans les mentalités de l’époque, à un rang de pays colonisateur. C’est ainsi que pendant la première moitié du XXème siècle, le Japon va tenter, et y réussir partiellement, de coloniser la Corée et la Chine. On voit ainsi s’opérer un renversement des zones, où la Corée devient sa zone marginale (zone très contrôlée par le Japon), et les provinces de Chine colonisées sa zone submarginale, avec la volonté de les gérer plutôt comme protectorats. De plus, on a vu précédemment (II.3) que le Japon, en tant que zone submarginale, était un pays propice au développement du capitalisme, grâce au développement précoce de la propriété privée avec l’installation d’un système féodal proche de celui développé en Occident. Ainsi, le Japon n’a eu aucun mal après son ouverture à entrer dans l’économie capitaliste qui se développait en Europe et aux Etats-Unis.

    C’est ainsi que le Japon est devenu un modèle pour le développement de la Chine, ce qui confirme le renversement des zones. On peut cependant apporter quelques limites à ce développement fulgurant. Tout d’abord, nous avons déjà dit que c’est parce que la Chine, centre figé dans son système ancien, avait été ravagée par l’Occident que le Japon avait décidé de prendre les devants et de se moderniser. De plus, ce développement a été possible grâce à la position géopolitique du Japon en tant que zone submarginale, propice à un développement foisonnant et échappant à la rigidité du centre, rigidité qui a mené à l’effondrement de l’Empire du Milieu au XIXème siècle. Ainsi, on constate encore une fois que le développement unique du Japon (dans sa zone) ne peut s’expliquer par sa propre Histoire seule mais par un ensemble de facteurs géopolitiques.

    Notons enfin que, d’une certaine manière, ce développement rapide a été possible grâce l’influence de la Chine, dans la mesure où, si le Japon a pu s’adapter aussi rapidement aux concepts occidentaux et aux langues occidentales, c’est parce qu’il avait déjà dans son Histoire une expérience similaire : la première sinisation, au Vème siècle (II.1). De plus, et c’est parfaitement paradoxal, l’occidentalisation du Japon s’est en fait réalisée à travers une seconde sinisation massive, puisque les concepts occidentaux ont été importés au Japon et transcrits en Kanji. C’est donc encore une fois en utilisant la tradition d’utilisation des concepts chinois que le Japon a aligné sa pensée sur l’Occident, en créant toutes sortes de mots, tels que ren.ai 恋愛(l’amour), jiyû 自由(la liberté), jibun 自分(« je » (français), « ich » (allemand), soi-même)… Ces concepts transcrits en Kanji ont d’ailleurs été ensuite introduits en Chine par les étudiants chinois venus étudier le développement du Japon.

    De plus, l’occidentalisation du Japon a été rendue possible par la première adoption systématique du Confucianisme chinois, à travers par exemple le Code civil. C’est par cette systématisation du Confucianisme à toutes les couches de la société que le Japon est devenu une société patriarcale. Tout cela montre la complexité des influences entre Chine et Japon à cette époque.

     

    Conclusion

    Le Japon possède donc indéniablement une particularité, celle d’assimiler tout ce qui lui vient de l’extérieur sans rien refouler et de tout faire cohabiter dans son système de pensée. Au XVIIIème siècle, Motoori Norinaga avait identifié cette particularité dans le système d’écriture japonais. Au XXème siècle, Maruyama Masao a appelé cette particularité « shintô ». La pensée de Motoori Norinaga a ensuite malheureusement servi de base au développement des Etudes Nationales et du nationalisme japonais qui a amené ce pays à devenir une puissance coloniale, ainsi qu’au développement d’un nouveau style de textes de pensée japonaise, les Discours sur la spécificité japonaise, bien que ces derniers reprenaient en réalité plus le sentiment subjectif d'exceptionalité et de supériorité ressenti par les Japonais au vu de leur Histoire mythologique et réelle, que les travaux de Motoori.

    Le principal problème relevé ensuite par Karatani Kôjin à propos de cette particularité, c’est que tous les discours créés après Motoori Norinaga cherchaient son origine dans l’Histoire du Japon, sans se soucier de sa situation par rapport au reste du monde : les nationalistes insistaient sur l’ascendance divine de l’Empereur, Maruyama Masao a déduit son « shintô » de l’étude des couches les plus anciennes de l’Histoire du Japon… Karatani ne remet pas en question la nature de cette spécificité japonaise, mais bien les moyens par lesquels on a essayé de la définir et de l’expliquer. Ainsi, il introduit la notion géopolitique, basée sur la théorie de Karl Wittfogel, et insiste particulièrement sur le rôle de la Corée. En effet, que ce soit le « shintô » ou le sentiment de supériorité des Japonais, la particularité japonaise découle en fait, non pas uniquement de l'Histoire interne du pays ou d'une particularité intrinsèque du peuple japonais, mais de sa situation géopolitique en Asie Extrème-Orientale en tant que zone submarginale de l'Empire chinois séparée de celui-ci par la zone marginale coréenne. Si on suit ce raisonnement, on comprend bien la volonté de Karatani d’abolir les nihonjinron qui utilisent la spécificité japonaise actuelle pour essayer de définir une spécificité japonaise atemporelle, alors qu’il lui donne par ce raisonnement même une origine temporelle.

    Il semblerait donc que ce qui a permis le développement de la spécificité japonaise comme étant la capacité de ce peuple d’évoluer grâce aux systèmes importés sans en devenir dépendants et sans avoir besoin de refouler leur ancien système, mais aussi comme étant sa façon de se considérer par rapport au centre qui a conduit au besoin de l’élaboration des nihonjinron n’est pas tant dû à l’insularité du pays qu’à la résistance coréenne massive aux tentatives d’invasions. Bien sûr, les Coréens ne défendaient pas le Japon, mais bien leur propre peuple et leur propre culture, et paradoxalement, c’est bien le manque de barrière naturelle – une mer, par exemple – et donc, leur trop grande proximité avec le centre qui a forcé leur « castration », c'est-à-dire, l’intégration d’un système étranger par refoulement de leur système déjà existant.

    Cette situation géopolitique a cependant été bouleversée avec l’importance nouvelle des Etats-Unis, à partir de la Seconde guerre mondiale, et la mondialisation, depuis la chute de l’URSS. En effet, la mondialisation a fait éclater les zones en 3 parties définies par Karl Wittfogel. Par exemple, pour le cas du Japon, on peut maintenant le considérer comme étant une marge des Etats-Unis depuis la Seconde guerre mondiale, tout en servant de nouveau centre dynamique pour la zone de l’Asie Orientale, alors que récemment, le développement de la Chine pourrait venir rétablir l’ancienne disposition des zones en redevenant le centre de l’Asie Orientale.

     

     

    Bibliographie

     

    1. Usuels

    デジタル大辞泉、逆引き倹索対応、小学館:

    - 「呉音」

    - 「漢音」

    Encyclopaedia Universalis 7 :

    • « Aïnous » par Vadime Elisseeff

    • « Féodalité » par Georges Duby

    • « Japon (le territoire et les hommes) Histoire » par Paul Akamatsu, Vadime Elisseeff et Valérie Niquet

    • « Royaume-Uni Histoire » par Bertrand Lemonnier et Roland Marx

     

    2. Ouvrages

    ELISSEEFF, Danielle, Histoire du Japon : entre Chine et Pacifique, Ed. du Rocher, Monaco, 2001

    加藤周一 (KATÔ, Shûichi), 「日本人とは何か」, SIL, 1976 (extrait)

    VON VERSCHUER, Charlotte, Les relations officielles du Japon avec la Chine aux VIIIe et IXe siècles, Librairie Droz, Genève, 1985

    WITTFOGEL, Karl, Le despotisme oriental : étude comparative du pouvoir total, Les Editions de minuit, Paris, 1964

     

    3. Articles

    KARATANI, Kôjin, « Nihonseishinbunseki.saikô » (La psychanalyse du Japon), Bungakukai, nov.1997, pp. 158 à 177

     

    Pour aller plus loin :

    - dossier sur le système d'écriture japonais unique au monde, à la fois conséquence et cause de la spécificité japonaise : Le système d'écriture japonais [dossier]

     

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