• Histoire des représentations sociales du Japon et des Japonais chez les Occidentaux

    Extrait de mon mémoire de Master Etudes Japonaises "Le tourisme japonais au Mont-Saint-Michel : étude croisée des représentations respectives des touristes japonais et des acteurs locaux".

    *****

    En Europe, les premières représentations du Japon et des Japonais remontent au XVIe siècle, époque à laquelle des jésuites portugais évangélisent le Japon et en rapportent des journaux de voyages. Le plus connu est celui de Luís Fróis (1585) dans lequel il consigne des remarques sur le Japon et les Japonais. Cet ouvrage est en fait une liste de comparaisons entre Européens et Japonais qui sont toujours basées sur le principe d'opposition dans les pratiques des ressortissants de ces deux zones géographiques éloignées et dont voici quelques exemples (Fróis ,1585, éd. 1998 : 23-27):

    « Celles d'Europe ont des mantes noires et très longues ; les nobles japonaises en ont de courtes et de soie blanche. »

    « En Europe, les hommes vont devant et les femmes derrière ; au Japon, les hommes vont derrière et les femmes devant. »

    « Chez nous, selon leur naturel corrompu, ce sont les hommes qui répudient leurs épouses ; au Japon, ce sont souvent les femmes qui répudient leurs maris. »

    « En Europe, l'enfermement des jeunes filles et demoiselles est constant et très rigoureux ; au Japon, les filles vont seules là où elles le veulent, pour une ou plusieurs journées, sans avoir de comptes à rendre à leurs parents. »

    « En Europe, après la naissance, tuer l'enfant est une chose rare qui ne se fait pratiquement jamais ; les Japonaises leur écrasent un pied sur le cou, tuant ainsi presque tous ceux qu'elles pensent ne pouvoir nourrir. »

    Cette dernière citation illustre bien le ton détaché de description qu'il emploie. Pour un jésuite, il paraît étonnant que son journal ne regorge pas de remarques de morale. C'est que le Japon, dès le début et déjà à cette époque, est un pays exotique. C'est le pays le plus éloigné de l'Occident en Orient et il est associé à la notion d'antipodes. Les Japonais sont l'exacte inverse des Européens, puisqu'ils sont aux antipodes. Leurs comportements, qui seraient inadmissibles en Europe, sont vus par un regard détaché et fasciné par cette opposition totale. Partant de là, les Européens ont pendant longtemps cherché dans le Japon de l'exotisme, ne relevant que ce qui diffère de l'Occident.

    La fermeture du Japon pendant l'époque d' « Edo » (1603-1867) a fait que peu de nouvelles représentations du Japon ont germé en Europe, faute de sources. Mais l'ouverture du Japon en 1868 a eu lieu dans un contexte particulier : d'une part, en pleine époque coloniale, les puissances occidentales étaient en train de coloniser, un à un, les pays asiatiques voisins du Japon, ce à quoi le Japon a cherché à éviter à tout prix en se hissant rapidement au rang de puissance occidentale, et d'autre part, le XIXe siècle est le siècle de l'orientalisme en Europe : des peintres européens, tels que Delacroix et Ingres ont découvert l'Orient – à savoir, le Maghreb et le Proche-Orient –, y ont découvert une culture différente, et surtout des couleurs, des formes, des lumières différentes ce qui leur a permis de renouveler leur peinture. Cependant, l'orientalisme, tel qu'il est défini par Edward Said dans son ouvrage éponyme en 1978, est une forme de discours sur une culture étrangère qui consiste à ne la considérer que sous un aspect esthétique. Seul l'esprit esthétique différent des peuples orientaux et la beauté des lieux d'Orient compte. Cela a donc eu l'effet pervers de mettre ces peuples « orientaux » dans le panier des peuples dit « inférieurs » que la colonisation européenne allait sauver. Autrement dit, l'Orient a été « orientalisé » par les Occidentaux : afin de se complaire dans des découvertes esthétiques, les Occidentaux ont créé un opposé, l'Orient, privé d'intellect ou de morale, et où seule l'esthétique existe, d'où le sous-titre français de l'ouvrage de Said : « L'Orient créé par l'Occident ».

    La civilisation japonaise a fait son entrée en Europe dans ce contexte d'orientalisme. Avec l'ouverture du Japon, le marché d'art européen est inondé d'objets d'art japonais tels que les estampes, les céramiques, les paravents. Les peintres européens, notamment les impressionnistes, sont fascinés par l'art japonais et par la vision des artistes japonais : ils découvrent un univers artistique sans perspective, dans lequel ils trouvent une solution à la peinture occidentale qui stagnait. Mais comme le Japon est considéré comme esthétique, il ne peut être rien d'autre. Il devient donc oriental, ce qui ne fait que donner suite aux représentations passées : on cherche dans le Japon ce que l'on n'a pas chez soi. Par exemple, Zola accrochait des 春画 shunga « estampes érotiques » qu'il nommait « fornications furieuses » (Wilkinson, 1994 : 152), dans son escalier. Parce qu'elles étaient japonaises, ces estampes étaient exotiques et d'un goût esthétique certain, alors qu'une lithographie similaire signée par un Français, œuvre pornographique emprunte de vice, n'aurait jamais pu être accrochée au même endroit.

    En 1906, le journaliste André Cheradam écrivait : « Avant la guerre [russo-japonaise], hormis pour un nombre limité de spécialistes et d'érudits qui se tenaient informés par leurs voyages et par des ouvrages sérieux (rarement lus), ce que nous savions avant tout du Japon, nous les Français, c'est que c'était le pays de Madame Chrysanthème » (Wilkinson, 1994 : 157). Madame Chrysanthème est un roman autobiographique écrit par un marin-écrivain, Pierre Loti, en 1887, dans lequel il raconte son été passé en escale à Nagasaki, où, comme beaucoup d'officiers français, il s'est marié, le temps d'un été, avec un japonaise, Chrysanthème. Si le roman ne comporte pas d'intrigue, les Japonais que dépeint Pierre Loti sont inférieurs, petits, puérils, décadents, dangereux, contradictoires, pleins de duplicité. D'après E. Wilkinson (1994 : 157), Pierre Loti projetait sur les Japonais tout ce qu'il détestait chez lui-même et chez les autres. Il trouve les Japonais très peu dignes d'intérêt, très différents des « nobles sauvages » authentiques qu'il avait rencontrés à Tahiti. Le livre a eu un franc succès à son époque, et a visiblement servi pendant longtemps de vecteur majeur de représentation sur le Japon et les Japonais. Les Japonais étant inintéressants, le Japon est resté le pays de l'art et de l'exotisme caractérisé par l'absence de morale. Pierre Loti compare les Japonais à des singes, et c'est l'effet qu'ils ont fait sur d'autres Occidentaux. En effet, avides de s'occidentaliser pour éviter d'être colonisés, les Japonais ont importé en masse les savoirs et les habitudes des Occidentaux, y compris les habitudes vestimentaires. Les Occidentaux se moquaient alors des Japonais qui portaient le haut-de-forme sur le kimono pour montrer qu'ils savaient se montrer civilisés.

    André Cheradam précise que cela était vrai avant la guerre russo-japonaise (1904-5). Mais le Japon, en gagnant cette guerre, en vainquant une puissance occidentale, entame son ascension qui le mènera finalement au rang de deuxième puissance économique mondiale, derrière les États-Unis et devant l'Union Européenne. L'idée d'un Japon puissant reste cependant une idée assez vague, car jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor, le général McArthur lui-même doutait encore que les Japonais puissent piloter des avions ou tirer juste. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, le Japonais passe de sauvage exotique et puéril à sauvage cruel. Puis, avec la croissance économique fulgurante du Japon après la guerre, le Japonais, qui passe de sauvage exotique à concurrent en affaires, devient dangereux. Avide de rattraper son retard, nous avons vu que le Japon n'a pas hésité à augmenter le temps de travail et à refuser de le réduire quand les puissances occidentales ont commencé à changer d'état d'esprit. Dans le prolongement de la représentation du Japonais contradictoire et plein de duplicité de Pierre Loti, le Japonais devient déloyal en affaires dans les yeux des Européens dans les années 1960, d'autant plus qu'il massacre les dauphins et chasse encore la baleine, puis dans les années 1970, il devient un modèle à suivre pour réussir en économie. Les Occidentaux décortiquent alors les modes de production japonais, oubliant au passage que le Japon les avait importés d'Occident quelques décennies auparavant.

    Si en 1984, 60% des Français interrogés par Le Monde et Asahi Shinbun étaient incapables de situer le Japon sur une carte du monde (Wilkinson, 1994 : 199), ce n'est plus le cas des jeunes générations françaises, puisque le Japon, en tant qu'un des pôles de la Triade économique, était jusqu'à peu au programme de géographie de collège et de lycée. Le Japon jouit donc désormais d'une représentation de pays moderne, à la pointe du développement économique et technologique, fief des jeux vidéos, des manga1 et des anime2, culture populaire japonaise arrivée en Europe dans les années 1970 et qui ne cesse de croître en popularité. Mais le Japon n'a pas perdu son image de pays esthétique pour autant. On le qualifie souvent de « entre tradition et modernité »3 et c'est ce qui attire les Européens : un monde dans lequel ils ne pourraient, pour la plupart, pas vivre (trop stressant, trop étrange, etc), mais qui réalise l'union parfaite et utopique entre ce qu'il y a de plus intéressant dans le passé et dans le présent, un monde esthétique de fantasme.

    E. Wilkinson (1994 : 199) résume ainsi les représentations sociales européennes du Japon :

    Si vous demandez à l'homme de la rue ce que le Japon évoque pour lui, il vous fera probablement, selon son âge, un tableau confus mêlant cerisiers en fleurs et navetteurs, geishas et vendeurs d'électronique, managers modèles et guerriers des affaires. […] une combinaison d'images esthétiques et d'images de monstruosité surpeuplée et polluée […] Il sera convaincu que les Japonais travaillent trop dur, ne sont pas assez payés et qu'ils font une concurrence déloyale au niveau du commerce international. D'un autre côté, il admirera leurs techniques de gestion et leur technologie.

    Il ajoute (Ibid : 136) que l'image du Japon « à l'envers » est encore tellement présente, que les Européens sont souvent déçus en arrivant à Tôkyô ou Ôsaka car ces villes leur paraissent trop familières ; c'est pourquoi ils vont à Kyôtô pour se rassurer, car ils y trouvent les temples zen et les geishas de leurs représentations fantasmées en Europe. Quand ils rentrent, ils ont d'autant plus cette image de contraste entre modernité (Tôkyô) et tradition (Kyôtô).

    Nous voyons donc que les représentations sociales du Japon chez les Français sont en grande partie définies par les premières représentations du pays, remontant au XVIe siècle.

     

    Notes :

    1Au singulier car nous l'employons ici en tant que mot japonais qui est donc invariable.

    2Prononcer « animé ». Ce mot est un terme japonais アニメ anime et désigne les dessins animés japonais.

    3Qui était par exemple le thème du festival Animasia de Pessac (33) en 2012.

     

    Bibliographie : 

    FROIS Luis (1585, edition 1998), Européens et Japonais : Traité sur les contradictions et différences de moeurs, Paris, Editions Chandeigne, p.23-27.

    LOTI Pierre (1887, edition 1990), Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion.

    WILKINSON Endymion (1992), Le Japon face a l'Occident : images et réalités, Bruxelles, Editions Complexe.

     

    Attention, si vous voulez accéder à nouveau à cet article ultérieurement, vérifiez que l'URL ne se termine pas par "recent/[nombre]". Si oui, cliquez sur le titre de l'article. Un nouvel URL apparait. C'est l'URL fixe de l'article.

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :