• Le système d'écriture japonais [dossier]

    L'usage conjoint des kanji et des kana dans l'écriture japonais

    漢字仮名交じり文

    Origines, interprétations et avenir

     

    Dossier réalisé pour un séminaire de "Langue et pensée japonaises" en Master 2.

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    Le japonais contemporain s'écrit grâce à trois types de caractères : les kanji, les hiragana et les katakana, et un tel système de plusieurs types de caractères conjoints est unique au monde. On peut dès lors s'intéresser, comme beaucoup de penseurs avant nous, aux origines et aux conséquences d'un tel système. Nous essaierons donc d'expliquer ce système au niveau historique, pour ensuite résumer différentes interprétations qui en ont été faites, et enfin, apporter quelques nuances à ces interprétations et étudier les théories des détracteurs de ce système.

     

    I. Description du système d'écriture japonais contemporain :

    Avant d'étudier le système d'écriture japonais actuel qui mêle différents caractères d'écriture, les kanji 漢字, ou caractères d'origine chinoise, et les kana 仮名, syllabaires phonétiques, revenons sur l'introduction et le développement de ces différents types de caractères d'écriture au Japon.

    Jusqu'au IVe siècle de notre ère, les Japonais n'avaient pas d'écriture. Celle-ci a été introduite au Japon au IVe siècle par des immigrés coréens fuyant des conflits dans leur région. Les Coréens avaient appris et adopté l'écriture des Chinois, les sinogrammes. Les textes que ces Coréens ont introduits au Japon étaient des textes bouddhiques. Pendant un temps, l'écriture est resté l'apanage d'une élite coréenne au Japon, mais les Japonais ont finalement appris à maîtriser cette nouvelle connaissance, et le premier texte connu rédigé en japonais, le Kojiki古事記』, dont nous reparlerons plus tard en détail, date de 712. (Des écrits japonais datent d'époques antérieures, mais ne constituent pas des « textes » à part entière, étant gravés sur des tablettes en bois ou des objets en bronze).

    Les kanji ont donc été utilisés pour écrire au Japon à partir de cette époque. Pour des raisons de rapidité, ces caractères ont peu à peu été simplifiés. De ces simplifications sont nés, au IXe siècle, deux syllabaires, les hiragana 平仮名 et les katakana 片仮名, regroupés sous le nom générique de kana, qui, étant beaucoup plus simples et rapides à écrire que les kanji, permettaient d'écrire le japonais de façon phonétique sans avoir de connaissance particulière de la culture et de l'écriture chinoise. Ainsi, les hiragana ont rapidement été utilisé par les femmes de la Cour qui ne possédaient parfois que peu ou pas de culture chinoise, réservée en principe à la sphère masculine. C'est ainsi qu'est née une littérature féminine de cour au Xe siècle, supposément lavée de toute influence chinoise, puisque n'utilisant pas les kanji, mais nous reviendrons sur ce point plus tard. (Des exceptions existent cependant : par exemple, Murasaki Shikibu (紫式部v.973-v.1014) avait une culture chinoise très importante, ce qui ne l'a pas empêchée d'écrire le Dit du Genji ou Genji Monogatari 『源氏物語』, œuvre majeure de la littérature en kana (comprendre hiragana) ou littérature féminine). Les katakana, quant à eux, nés dans le contexte de l'étude des textes bouddhiques, et donc dans la sphère masculine, sont longtemps restés des caractères utilisés uniquement par les hommes, alors même que les hiragana étaient appelés onnade 女手, ou « écriture de femme ».

    Mais la raison pour laquelle deux syllabaires se sont développés en parallèle n'est pas liée à une différenciation par le genre de leur utilisateur. En réalité, les hiragana découlent d'une simplification des kanji due à l'utilisation du style cursif ou sôsho-tai 草書体, plus rapide et esthétique. Les kanji ainsi simplifiés à l'extrême sont devenus les hiragana. Les katakana, quant à eux, découlent plutôt de la simplification des kanji en n'en conservant qu'une partie (et cette partie a ensuite été également simplifiée et stylisée par habitude).

    Maintenant que nous avons expliqué les origines des trois types de caractères utilisés au Japon pour écrire des textes, il convient de voir comment ces trois types de caractères sont utilisés dans le japonais contemporain, à savoir, l'utilisation conjointe de kanji et de kana, ce qui est notre sujet d'étude principal, avant de dresser une explication historique et quelques interprétations de ce système.

    Prenons une phrase simple : 家族はダイニングルームでご飯を食べます。« La famille mange dans le salon. » Dans cette phrase simple et quotidienne, les trois types de caractères décrits ci-dessus sont utilisés. Si l'on en croit l'explication du livre Kanji to kana, les kanji sont utilisés pour transcrire le vocabulaire conceptuel, tels que les noms, les adjectifs, les verbes... Ici, il s'agit de kazoku 家族 (famille),de gohan ご飯 (repas) et de tabemasu 食べます (manger). Ces mots correspondent à des concepts. Les hiragana sont utilisés pour les « terminaisons et flexions du vocabulaire conceptuel en kanji et tous les mots indigènes qui ne sont pas écrits en kanji ». Ici, on retrouve les particules はでを, la terminaison ますdu verbe. Le de ご飯 et le de 食べますpeuvent être considérés comme des « mots indigènes qui ne sont pas écrits en kanji ».) Les katakana, quand à eux, sont utilisés pour transcrire le vocabulaire d'origine étrangère. Ici, ダイニングルーム (salle à manger) est un mot d'origine étrangère basé sur l'intégration presque tel quel du mot anglais « dining room ».

    On peut donc résumer ainsi : les kanji correspondent aux concepts ou mots conceptuels, les katakana correspondent aux mots d'origine étrangère, et les hiragana correspondent principalement aux particules et flexions. Au premier abord, on peut ainsi penser que les hiragana correspondent simplement à la grammaire japonaise, mais nous verrons plus tard que des interprétations plus complexes ont été apportées au fil du temps.

    Si on regarde ce système comme établi, on peut d'ores et déjà trouver une raison d'ordre pratique à un tel système unique au monde mêlant trois types de caractères d'écriture. En effet, dans la langue japonaise écrite où il n'y a pas de séparation entre les mots, cette distinction graphique entre les mots permet de facilement comprendre la structure de la phrase. Certes, la langue japonaise n'est pas la seule à ne pas marquer d'espace entre les mots. Cela existe par exemple également en chinois. Mais en chinois, les mots ne font généralement qu'une ou deux syllabes (à savoir, un ou deux caractères, à raison d'une syllabe par caractère) et ne sont pas marqués par des particules casuelles (le chinois est une langue isolante, par opposition aux langues agglutinantes, comme le japonais). Ainsi, la séparation entre les mots est facile à établir, puisqu'elle se situe généralement tous les un ou deux caractères. En japonais, les mots comportent généralement plusieurs syllabes, donc si on les transcrivait phonétiquement en kana, ils seraient longs et seraient difficiles à photographier mentalement (c'est d'ailleurs un problème qui se pose avec l'utilisation de plus en plus courante de mots longs d'origine étrangère en katakana). L'utilisation des kanji pour transcrire certains mots paraît donc pratique du point de vue de la lecture. De même, comme les particules sont écrites en kana et donc facilement visibles au milieu des kanji, cela permet de repérer facilement la structure grammaticale et, le cas échéant, où faire des poses dans la lecture. L'utilisation des hiragana paraît également logique et pratique, puisque ces flexions s'opèrent également au niveau phonétique et que les kanji, même si on leur associe forcément un son, ne peuvent pas se transformer pour rendre compte d'un changement dans le mot. Ainsi, les kanji représentent la partie immuable d'un mot de façon concise, de sorte qu'il soit facile à lire, et les hiragana représentent sa partie flexible par une transcription phonétique. Enfin, l'utilisation des kanji est un bon moyen de régler le problème des homophones, très nombreux en japonais, notamment pour ce qui est des mots sino-japonais. (Le même problème existe en chinois)

    Mais d'où vient ce système d'écriture unique au monde ? Les raisons qui l'ont fait naître sont-elles les mêmes que celles, citées ci-dessus, qui semblent le légitimer au premier abord de nos jours ? Et l'explication et interprétation de ce système citée ci-dessus est-elle la seule possible ? C'est ce à quoi nous nous efforcerons de répondre dans cette deuxième partie.

     

    II. Origines et interprétations de ce système d'écriture :

    On peut trouver les origines de ce système d'écriture dès le tout premier texte dit « japonais », le Kojiki, écrit en 712 par Ô no Yasumarô (太安万侶?-723) sur la base de légendes apprises, semblerait-il par cœur, par Hieda no Are (稗田阿礼). Ce texte n'est pas le premier texte écrit au Japon ou même par un Japonais, c'est le premier texte écrit dans une langue cherchant à rendre compte de la langue japonaise (avant cela, les Japonais écrivaient bien des textes, mais uniquement en langue chinoise). Dans la préface (écrite en chinois), l'auteur explique les difficultés qu'il a rencontrées pour essayer d'écrire en japonais avec l'écriture chinoise : « si on n'utilise les caractères que pour leur sens, on ne comprendra pas ». Notons ici qu'à l'époque, le système associant à un caractère chinois un sens en japonais n'était pas encore très fixe. L'auteur craignait donc que l'on interprète mal son texte en se basant sur d'autres associations kanji / mot japonais existantes. L'auteur continue ainsi : « Si on n'utilise les caractères que pour leur valeur phonétique, cela sera trop long ». On voit donc que le problème lié à la longueur des mots japonais déjà évoquée dans la partie précédente était déjà au cœur des préoccupations des hommes de lettres du VIIIe siècle. Yasumarô opte donc pour un système hybride où les caractères sont utilisés en tant que logogrammes (porteur d'un sens, d'un concept, mais sans indiquer la prononciation) quand celui-ci est sans équivoque, alors que d'autres sont utilisés en tant que phonogrammes (indiquant la prononciation mais sans tenir compte du sens chinois du caractère). Certains passages sont écrits uniquement en logogrammes, et d'autres avec un mélange de logogrammes et de phonogrammes ; enfin, certaines phrases sont entièrement notées en phonogrammes. Les phonogrammes ayant par nature vocation à ne retranscrire qu'une phonétique sont les ancêtres directs des kana. Le Kojiki est donc déjà un exemple d'écriture mêlant kanji et kana. Mais comment Yasumarô utilise-t-il ce système ?

    Tout d'abord, si le sens est clair, Yasumarô se contente d'une notation par logogrammes, ce qui semble montrer que la question des caractères phonétiques s'est surtout posée pour des questions de clarté, comme on l'a évoqué plus haut. Cependant, Yasumarô utilise les phonogrammes pour les particules et certains noms communs (comme c'était déjà parfois l'usage, comme on peut le voir sur des tablettes datant du VIIe siècle retrouvées au Palais Fujiwara), mais aussi pour noter certains pronoms (i « tu »), certains adjectifs (須賀須賀斯 sugasugasi « frais ») et certains verbes (由氣 yukë « brandir »). On ne remarque donc pas encore d'utilisation d'un type de caractère pour une catégorie de mot, et le but de ce système semble avoir été avant tout de rendre la lecture la plus claire possible, même si au contraire, cela l'a rendue, dans bien des cas, très difficile voire impossible, car on ne peut pas toujours savoir s'il faut interpréter un kanji comme logogramme ou phonogramme. Cependant, l'auteur semble s'en être rendu compte et a parfois ajouté des notes pour aider à la lecture. Notons enfin quelques remarques d'ordre général sur l'écriture du Kojiki : la préface est écrite en chinois, comme c'était l'usage, alors que le texte principal est écrit en style hybride sino-japonais (visiblement pour une raison de concision, le stype japonais étant visiblement jugé trop long à coucher par écrit), alors que les poèmes sont écrits en japonais et totalement en phonétique (ce qui semble vouloir montrer que l'on retranscrit ici une oralité) ; on remarque une légère tendance à utiliser le même kanji pour représenter un même son, ce qui pose les bases du système des kana ; cependant, on remarque aussi une tendance à utiliser des phonogrammes avec beaucoup de traits plutôt que peu de traits, ce qui montre que le but de ces caractères n'était pas leur rapidité ou facilité d'écriture (comme pour les kana), mais plutôt un moyen de littéraire de rendre une langue. Pour ce dernier point, le but même de l'écriture du Kojiki doit être précisée : comme il s'agissait d'un ouvrage supposément historique censé asseoir la légitimité du Japon face à la Chine, il est normal que l'on ait cherché à l'écrire avec des caractères complexes reflétant notre haut niveau de connaissance et de culture (bien que le Kojiki ait été écrit pour les japonais eux-mêmes, à l'inverse du Nihonshoki, son pendant en langue chinoise pour être lu par des Chinois ; les poèmes du Nihonshoki sont également notés en style japonais et uniquement en phonogrammes, mais on ne remarque aucune tendance à l'utilisation d'un même caractère pour représenter un même son).

    Dans le Man'yôshû 『万葉集』, anthologie de poèmes japonais rédigée vers 760, on retrouve l'utilisation conjointe de logogrammes et de phonogrammes, mais cette fois-ci, dans un contexte de style japonais (et non plus hybride). On peut remarquer trois styles de notation : une notation uniquement en logogrammes, mais qui est rare (dans ce cas, les suffixes et particules doivent être reconstitués mentalement car ils n'existent pas en chinois) ; une notation uniquement en phonogrammes ; une notation hybride mêlant logogrammes et phonogrammes (notation la plus courante). Dans ce dernier cas, les phonogrammes ne sont souvent utilisés que pour représenter les particules. En cela, on note une évolution depuis le Kojiki qui semble déjà aller vers le système actuel de notation conjointe. Les phonogrammes seront d'ailleurs désormais nommés man'yôgana 万葉仮名, du fait de leur grande utilisation dans ce texte.

    Même si cela n'est pas directement lié à l'avènement du système d'écriture moderne, certaines remarques nous paraissent néanmoins intéressantes afin de comprendre les relations entre difficulté de retranscrire la langue japonaise et créativité littéraire au Japon. Par exemple, dans le Man'yôshû, on remarque un plus grand nombre de phonogrammes à lire en lecture kun (lecture « à la japonaise », associant à un kanji son sens japonais) plutôt qu'en lecture on (lecture « à la chinoise » basée sur la prononciation chinoise du kanji). Par exemple, haru « tendre » est utilisé pour représenter haru « printemps », ce qui rend potentiellement la lecture plus difficile, mais peut aussi être considéré comme l'origine de l'utilisation d'homophones dans la poésie de l'époque de Heian (par exemple, l'évocation du chêne matsu, signifie souvent que l'on attend quelque chose, par homophonie avec le verbe 待つ matsu). De plus, on trouve beaucoup de notations dites « dérivées » et relevant du jeu de mot, ou plus précisément, du jeu d'écriture. Par exemple, 羲之 est utilisé pour noter le suffixe fonctionnel -teshi alors que ces kanji ne présentent ni lecture on ni lecture kun pouvant mener à cela. La raison est que teshi en japonais, signifie « calligraphe » et que Wang Xizhi王羲之 était un grand calligraphe chinois. On a donc décidé d'utilisé son nom pour noter le suffixe -teshi par homophonie avec le mot « calligraphe » teshi. De telles inventions sont fréquentes dans le Man'yôshû et semblent témoigner d'une grande créativité, certes inspirée des coutumes chinoises, mais qui a été rendue possible au-delà des possibilités en langue chinoise par les difficultés à fixer la langue japonaise par écrit. Enfin, notons que les grandes disparités entre les styles et les kanji utilisés viennent du grand nombre d'auteurs ayant écrit les poèmes composant cette anthologie. Cela montre cependant que la langue japonaise écrite n'était pas encore fixée et régie par un système applicable et appliqué par tout le monde.

    Alors qu'une littérature en kana se développait au Xe siècle, le style chinois ou hybride écrit tout en kanji continuait à être la norme pour les textes officiels, les textes bouddhiques, et les textes écrits par des hommes d'une manière générale. Dans les édits impériaux, les senmyô 宣命, les logogrammes ont commencé à être annotés de phonogrammes écrits en plus petit et légèrement décalé sur la droite par rapport au centre de la colonne d'écriture. Ce style est appelé senmyôgaki 宣命書き. Puis, ces phonogrammes ont été remplacés, par simplification, par les katakana. De même, les textes bouddhiques étaient de plus en plus annotés avec des katakana. Ainsi, les katakana se sont développés dans le contexte très « masculin » des textes écrits en chinois (voire des textes chinois tout court). Cette origine explique le fait que dans le japonais contemporain, ils sont utilisés pour transcrire les mots d'origine étrangère. A l'époque Kamakura, après une période d'écriture en chinois, le style d'écriture officielle a évolué vers un style japonais mêlant kanji et katakana car ces kana étaient réservés aux hommes de par leur origine, et l'époque Kamakura étant la période guerrière par excellence, il est logique que cette écriture masculine soit devenue le style officiel.

    En parallèle, à partir de la fin de l'époque Heian, des kanji ont commencé à être utilisés dans la littérature en kana. Cela serait dû à l'augmentation du nombre de mots sino-japonais (mots chinois intégrés dans la langue japonaise) de l'époque Heian. En effet, à l'époque où les hiragana ont été fixés, le nombre de mots sino-japonais en usage courant était encore assez réduit, mais il a rapidement augmenté par la suite, et un problème de transcription phonétique de ces nouveaux mots se serait posé : les kana représentaient les phonèmes de la langue japonaise sur le modèle « voyelle » ou « consonne + voyelle », mais avec l'intégration de nouveau mots, un nouveau son est apparu, la finale « n », qui n'avait donc pas de kana pour la transcrire. Ainsi, pour transcrire le nouveau mot taimen 対面, on pouvait retranscrire ta+i+me mais pas la finale n. Une solution a consisté dans le fait d'ignorer cette syllabe, mais une autre solution aurait été d'utiliser directement les kanji. Cela explique le fait qu'au départ, la plupart des mots écrits en kanji étaient d'origine chinoise. (On peut d'ailleurs dire que cela est toujours vrai de nos jours, car les mots sino-japonais sont presque toujours écrits en kanji, alors que les yamato-kotoba, les mots dit « d'origine japonaise » sont fréquemment écrits uniquement en hiragana).

    Ce phénomène d'intégration de quelques kanji pour des raisons pratiques auraient mené à une certaine démocratisation des kanji de base. A partir de là, les auteurs, ayant une connaissance, au moins basique, des kanji, ont commencé à les utiliser de temps en temps pour des questions d'économie de place. On en revient donc toujours au problème de la concision et donc, de la lisibilité, déjà soulevés par Ô no Yasumarô, le premier homme (du moins connu) à avoir réfléchi à un système d'écriture adapté à la langue japonaise.

    Au XVIIIe siècle, des penseurs japonais ont commencé à s'intéresser à leur langue, et notamment à la signification et au bien fondé du système d'écriture conjoint kanji-kana. Ogyû Sorai (荻生徂徠1666-1728) a critiqué ce système car il ne permettait pas de rendre compte correctement des textes confucéens chinois, qui étaient son corpus d'étude. Pour lui, il était important de purifier l'écriture afin de revenir aux sources.

    Peu après, Motoori Norinaga (本居宣長1730-1801) a repris cette idée mais en renversant le corpus d'étude et le but : il souhaitait étudier les textes fondateurs du Japon et purifier l'écriture afin de revenir aux sources du Japon avant sa sinisation. Motoori Norinaga est à ce titre le fondateur des kogaku 古学, les études anciennes, qui deviendront par la suite les kokugaku 国学, les études nationales, qui vont servir de base à l'ultranationalisme japonais. Mais ce devenir n'était pas l'intention de Motoori Norinaga. Son but était seulement de réfuter le confucianisme en tant que doctrine officielle du gouvernement Tokugawa.

    Motoori Norinaga compare la langue japonaise à un collier de perle dans son ouvrage Kotoba no tama no o 「詞の玉緒」Le fil de perles de mots. Pour lui, les mots (nommés shi , exprimés en kanji) sont, comme les pierres précieuses d'un collier, reliés entre eux par un fil constitué des particules et auxiliaires (nommés ji , exprimés en kana). Ainsi, tels le fil du collier, la partie écrite en kana serait essentielle, et même l'essence même du japonais. Alors que la partie en kanji peut changer, la partie en kana est immuable. Les kanji exprimeraient un concept (d'origine chinoise) et auraient donc un contenu sémantique, alors que les kana exprimeraient quelque chose de l'ordre de l'émotion sans avoir de contenu sémantique. Si on a ressenti le besoin d'exprimer cette partie en kana en supplément des possibilités qu'offraient l'écriture chinoise, c'est bien que ce que l'on exprime en kana n'existait pas en chinois, et serait donc, par là même, une, pour ne pas dire la, spécificité japonaise. Ainsi, pour Motoori Norinaga, l'esprit japonais (yamato-gokoro 大和心) est clairement esthétique (à savoir, une négation de l'attitude morale et intellectuelle), par opposition à l'esprit sinisé (kara-gokoro 漢意), qui est de l'ordre du concept et de la morale. Donc si on veut retrouver le « vrai » Japon, il faut se débarrasser des concepts d'origine chinoise, et donc, des kanji qui les expriment. Cette particularité de l'esprit japonais, Motoori Norinaga l'appelle mono no ahare wo shiru kokoro もののあはれを知る心, « l'esprit qui connaît la prégnance des choses ». Je ne reviendrai pas en détail sur la nature de mono no ahare, mais l'important est de retenir qu'il s'agit d'un esprit esthétique par opposition à la morale représentée par l'esprit sinisé. Motoori Norinaga n'a pas seulement recherché le « vrai » Japon dans la forme des textes, la langue, mais aussi dans leur contenu. Il a ainsi consacré 35ans de sa vie à faire l'exégèse du Kojiki, qu'il considérait comme étant presque le seul accès au Japon ancien, de par son ancienneté et sa différence de contenu avec le Nihonshoki : les faits relatés sont sensés être sensiblement les mêmes, mais le Nihonshoki est clairement influencé par la morale d'origine chinoise (ce qui est normal puisqu'il était destiné aux élites chinoises afin d'affirmer la grandeur du Japon) ; Motoori Norinaga a donc vu dans l'absence de morale de certains épisodes du Kojiki comme étant des émanations du « vrai » Japon. Il a également beaucoup étudié le Man'yôshû et le Genji Monogatari car il s'agit pour l'un de poésie japonaise, et pour l'autre, d'un roman de la littérature en kana dans lequel l'auteur excluait volontairement les mots sino-japonais, et donc, théoriquement lavé de toute influence chinoise. Nous verrons dans notre troisième partie quelles nuances on peut apporter à cette théorie.

    Tokieda Motoki (時枝誠記1900-1967) a repris la théorie linguistique basée sur le shi et le jide Suzuki Akira (鈴木朗1764-1837), disciple de Motoori Norinaga, pour critiquer la linguistique occidentale importée et appliquée tel quel au japonais à la fin du XIXe siècle. Pour lui, le shiest une expression objective, alors que le ji(« les mots de liaison ») est une expression subjective. La particularité du japonais est que le ji enveloppe totalement le shi (forme de furoshiki), par opposition aux langues occidentales qu'il décrit comme un système de balance basé sur la copule (« A est B »). Cette forme englobante serait spécifique au japonais et ne se retrouverait pas dans les autres langues agglutinantes comme le coréen, et cela parce que la distinction entre le shiet le jidans la langue japonaise prendrait sa source dans l'écriture japonaise mêlant kanji et kana.

    Dans Psychanalyse du Japon, Karatani Kôjin (柄谷行人1941-) relie ce système d'écriture à la situation géopolitique particulière du Japon qui est l'explication de certaines « particularités japonaises », dont, donc, le système d'écriture. Si on se base sur Freud (1856-1939), le « moi » se forme par opposition, par le refoulement total de son ancienne identité par l'acceptation, également totale, de l'identité imposée par le conquérant. C'est la castration. Pour Karatani Kôjin, le Japon n'a jamais subi de « castration », car il n'a jamais été conquis, et ce, grâce à l'existence de la Corée qui a joué le rôle de double tampon : la résistance coréenne a toujours épuisé les envahisseurs avant qu'ils n'arrivent au Japon, et d'un autre côté, les doctrines importées, souvent de la Chine, l'ont pendant été par le biais des Coréens (les versions importées étaient donc celles intériorisées par les Coréens, qui du fait de leur castration s'efforçaient d'ailleurs d'être plus chinois que les Chinois, et non les doctrines initiales). Il en résulte une exclusion de la castration au Japon qui fait qu'une idée n'a pas besoin d'en remplacer une autre pour exister. Maruyama Masao (丸山眞男1914-1996) dit de ce phénomène que le Japon ne possède pas d'axes des coordonnées, ce qui lui permet de juxtaposer sans les intérioriser toutes les doctrines ou idées. Il n'y a pas d'orthodoxie qui rende telle ou telle chose hétérodoxe. Il compare cela à un cylindre d'étoffe déformable et fourre-tout et appelle cela shintô. Ainsi, le Japon intègre automatiquement toute pensée sans résister, mais sans refouler pour autant les pensées précédentes. Elles coexistent toutes pacifiquement, mais gardent leur extériorité : elles restent vues jusqu'au bout comme étant importées, contrairement aux pays possédant un axe des coordonnées (ou dans les termes de Freud, ayant subi la castration), où toute nouvelle pensée doit supplanter les autres totalement pour exister. Cette non intériorisation des idées, qui restent vues comme importées, est visible dans l'écriture japonaise : les concepts importés sont écrits en kanji ou en katakana (dont on a vu que l'invention est liée aux textes étrangers). Ainsi, dans l'écriture japonaise aussi, les concepts ne sont pas intériorisés essentiellement. Karatani Kôjin avance même que c'est justement de cette capacité de l'écriture japonaise d'intérioriser les concepts immédiatement, par le biais des kanji ou des katakana, tout en les montrant comme étant étrangers qui détermine cette particularité japonaise d'une manière plus générale : « Les idées étrangères, quelques qu'elles soient, comme elles sont intériorisées d'abord en langue japonaise, elles sont acceptées presque sans résistance. Mais dans la mesure où elle sont distinguées au niveau de la transcription en tant que kanji ou katakana, elles ne seront jamais intériorisées essentiellement, et il n'y aura pas de lutte contre elles, elles sont classées simplement comme étrangères. Il en résulte qu'au Japon, toutes les choses étrangères seront conservées ». Okakura Tenshin (岡倉天心1862-1913) dit ainsi que le Japon est un musée de l'Asie, puisqu'il y subsiste toutes les formes de pensées qui y ont été importées, et qui ont souvent disparu dans leur pays d'origine.

     

    III. Nuances, volontés d'abolition et avenir :

    On peut cependant tenter de nuancer certaines interprétations citées ci-dessus. Tout d'abord, revenons à l'interprétation de Motoori Norinaga. Bien que son analyse linguistique du japonais ancien ait posé les bases de la linguistique japonaise, on peut s'interroger sur le bien fondé de son corpus, en lien avec son but de retrouver le « vrai » Japon. Il justifie le choix de son corpus par leur manque de morale chinoise ou le manque d'accès à la culture chinoise. Or, ces affirmations peuvent être discutées. En effet, le fait même que ces textes soient écrits implique que leur auteur a nécessairement subi l'influence chinoise, puisque l'écriture a été introduite au Japon depuis la Chine. Dès lors, essayer de retrouver le Japon d'avant cette sinisation dans des textes ne paraît plus très cohérent. Bien sûr, le Kojiki est considéré comme une retranscription d'une tradition orale apprise par Hieda no Are. Mais à partir du moment où on utilise l'écriture chinoise pour retranscrire quelque chose, on est forcément soit limités par les possibilités sémantiques de la langue chinoise, soit nécessairement influencé dans le choix des kanji phonétiques par notre connaissance de la langue chinoise.

    De plus, pour ce qui est du Genji Monogatari, j'ai déjà évoqué le fait que son auteur, Murasaki Shikibu était très forte en kanbun, ou textes chinois. On peut donc difficilement considérer qu'elle n'était pas influencée par la culture chinoise. De plus, Motoori entend par esprit sinisé « un système dans lequel nous croyons penser spontanément alors que c'est le système qui nous fait penser ». Ainsi, la littérature en kana a été produite à une époque où non seulement la sinisation avait déjà eu lieu et avait pénétré les esprits jusqu'à se faire oublier, mais à l'époque Heian, on allait jusqu'à vivre à la chinoise ! On peut apporter une dernière nuance quant à l'affirmation que la partie en kana renferme l'esprit japonais. Nous n'avons aucune preuve pour étayer cette nuance qui reste uniquement théorique, mais à partir du moment où l'écriture chinoise a été introduite au Japon, comment peut-on affirmer qu'une partie de la langue japonaise est restée intacte ? Certes, les particules et auxiliaires du japonais n'existent pas en chinois, mais cela ne constitue pas en soi une preuve du fait que la culture chinoise n'a eu aucune incidence sur l'évolution de la langue japonaise dans son essence.

    Nous pensons également que la théorie de Karatani Kôjin sur le rôle de l'écriture dans la non intériorisation des concepts au Japon peut peut-être être quelque peu nuancée. En effet, même si cette interprétation fait sens, on ne peut pas dire qu'elle soit atemporelle. En effet, la cohabitation des idées au Japon existait déjà avant l'invention et surtout la finalisation du système d'écriture conjoint kanji-kana. En effet, pour ne citer qu'un exemple, le bouddhisme, bien qu'étant utilisé comme religion universelle pour unifier le Japon, a dès l'origine cohabité avec le shintô. Cependant, cette interprétation reste intéressante si on la regarde d'un point de vue historique. On peut alors considérer que le système d'écriture conjoint kanji-kana est une expression (ou conséquence) de la spécificité japonaise de ne pas intérioriser essentiellement les concepts étrangers : de la même manière que le Japon n'intériorise pas ces idées, elles ne sont pas intériorisées par l'écriture. Ou peut-être que parce qu'elles ne sont pas intériorisées par le Japon, elles ne peuvent l'être par l'écriture. Ce qui a pu mener à une stabilisation d'un tel système. Et à partir du moment où le système est établi, il passe de conséquence à cause : il devient un moyen de la non intériorisation essentielle des concepts extérieurs, puisque comme on n'intériorise pas ces concepts dans l'écriture et on les voit donc toujours comme étrangers, on ne peut pas les intérioriser essentiellement, et on les considérera donc toujours comme étrangers.

    Plusieurs penseurs ont de plus tenté d'abolir ce système. On peut citer Maejima Hisoka (前島密1835-1912) qui prônait l'abolition des kanji pour n'écrire qu'en kana afin d'éviter un trop long apprentissage des kanji. Nishi Amane (西周1829-1897), quant à lui, prônait l'abandon total de l'écriture japonaise pour écrire en lettre romaines, les rômaji ローマ字. Ainsi, les mots étrangers pourraient être importés tels quels. Yano Fumio (矢野文雄1850-1931) penchait plutôt pour la limitation des kanji (qui a finalement été réalisée). Il considérait en effet les kanji indispensables pour différencier les nombreux homonymes. Pour le premier et le dernier, la question portait surtout sur les difficultés d'apprendre les kanji, mais la proposition de Nishi Amane aurait eu pour conséquence de gommer totalement la non intériorisation des concepts étranger en forçant au contraire leur intériorisation en adoptant leur mode d'écriture. Ainsi, cette proposition prend-elle tout son sens si on la considère d'un point de vue historique, à savoir, à une époque où le Japon tentait une occidentalisation rapide. Un tel changement aurait donc signifié une première castration du Japon, en le forçant à refouler son ancienne façon de faire pour accepter totalement et uniquement la nouvelle façon dans un domaine, l'écriture, et d'un autre côté, le Japon, privé de sa capacité à ne pas intérioriser les concepts dans la langue écrite comme garante de sa capacité à ne pas les intérioriser essentiellement, aurait peut-être fini par intérioriser essentiellement les concepts occidentaux, finalisant ainsi sa castration.

     

    Conclusion :

    Cependant, il faut rappeler que ce système n'est pas fixe. Comme on l'a vu, sa version actuelle est née d'évolutions parallèles de différents systèmes d'écriture et est toujours en évolution. Par exemple, beaucoup de concepts écrits aujourd'hui en katakana étaient encore, il y a 50ans, écrits en kanji. De même, jusqu'au début du siècle dernier, beaucoup plus de choses étaient écrites en kanji, comme des mots dits « mots outils » comme wake ou hodo, qui s'écrivent maintenant en kana. Doivent-ils donc être comptés comme concepts portés par des kanji ou bien comme faisant partie de l'essence de la langue japonaise ? De même, tout mot écrit en kanji peut, par définition même des kana comme signes phonétiques, être écrits en kana, et il arrive souvent que, sans raison apparente, on écrive un nom ou un verbe possédant des kanji uniquement en hiragana. Certes, il s'agit souvent de yamato-kotoba, mais peut-on vraiment affirmer qu'il n'y a pas de concept dans ces mots (qui ont souvent un équivalent sino-japonais, qui plus est) ? Et si on considère le fait que les jeunes japonais semblent connaître de moins en moins leurs kanji, on peut s'interroger sur l'avenir de ce système subtilement équilibré, sans oublier le fait que l'augmentation du nombre de mots en katakana remet en cause le principe de lisibilité de ce système. Il paraît donc évident que les changements futurs du système d'écriture japonais refléteront des changements dans l'essence même de la société japonaise et en même temps, participeront peut-être à l'établissement même de ces changements.

     

    Sources :

     

    Livres :

    - Wolfgang HADAMITZKY, Pierre DURMOUS, Kanji & kana : suivi de caractères composés importants formant un vocabulaire de 11000 mots. manuel de l'écriture japonaise et dictionnaire des 1945 caractères officiels, J. Maisonneuve, Paris, 1995

    - Christopher SEELEY, A History of Japanese Writing, E.J. Brill, New-York, 1991

     

    Textes (reçus en cours tout au long de mes études de japonais) :

    - Kôjin KARATANI, La psychanalyse du Japon (traduction), in Bungakukai, nov. 1997, pp. 158-177

    - Kôjin KARATANI, Nationalism and écriture, in Surfaces, Vol. V.201, Montréal, 1995

    - Kôjin KARATANI, Kanji-kana kôyô no honshitsu漢字仮名交用の本質, dans le chapitre Mojiron文字論, in Senzen no Shikô <戦前>の思考, Japon, 2001 (conférence prononcée en 1992)

    - Kôjin KARATANI, Un esprit, deux XIXe siècles (traduction : Nakamura Ryôji), in Ecritures Japonaises, Editions du Centre Georges Pompidou, 1986, pp. 49-61

    - Yûichirô IMANISHI, L'écriture en kana et le développement d'une littérature féminine à l'époque Heian (traduction : Julien Faury)

     

     

    Pour aller plus loin :

    - approfondissement du contexte de la spécificité japonaise dont le système d'écriture est un élément constitutif : Géopolitique de la spécificité japonaise [dossier]

    - pour plus d'informations sur les kanjis en général, voir la rubrique A propos des kanjis.

     

     

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